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JORDAN RADIČKOV: A LA RECHERCHE DE LA MAGIE PERDUE Marie Vrinat-Nikolov Il n’est pas excessif d’affirmer que Jordan Radičkov, écrivain bulgare contemporain1, est un mythe, non seulement dans son pays. Signe de l’importance qu’il revêt depuis près de quarante ans déjà dans la prose et la vie culturelle de Bulgarie, on le pense et on le clame intraduisible, difficile à comprendre, écrivain à part. Doué d’une pensée métaphorique, il porte sur l’homme et le monde le regard faussement naïf de l’enfant, du Candide, qui lui permet de voir le grandiose et le sublime dans le banal, le dérisoire, l’infiniment petit, et de démasquer l’absurdité caractéristique de bien des entreprises humaines. Dans le contexte d’une prose qui, dans les années 60/70, porte encore fortement l’empreinte du réalisme, socialiste ou non, on mesure à quel point il détonnait et détonne encore, étonnait, interrogeait, embarrassait. En ce sens, et pour reprendre l’expression du critique Krăstjo Kujumdžiev2, Jordan Radičkov est bel et bien un "phénomène" dans la prose contemporaine bulgare qui, dans l‘ensemble, n‘a guère connu les courants dissidents absurdes et grotesques des littératures polonaise, hongroise et tchèque (courants déjà très vivants dans ces pays avant le totalitarisme). L‘humour et l‘ironie sont présents (par exemple dans l‘œuvre de Ivajlo Petrov), mais on ne retrouve pas, dans le roman et la nouvelle bulgares de cette époque, une fantaisie aussi omniprésente et une distance aussi grande par rapport au réalisme. Si le public a tout de suite manifesté une curiosité bienveillante, voire l‘enthousiasme, à la sortie des nombreuses œuvres de Radičkov, l‘accueil que lui a réservé la critique officielle était pour le moins mitigé. C’est que l’écrivain Radičkov ne se laisse enfermer dans aucune de ces étiquettes si commodes pour la critique: il n‘est rien et tout à la fois. A moins de lui consacrer des volumes et des volumes, il est impossible de révéler toutes les facettes de cet auteur si fécond; pour l‘avoir traduit et beaucoup écouté, j‘aimerais le rendre plus familier aux lecteurs français qui le connaissent encore peu ou mal3, en insistant sur deux aspects majeurs de son œuvre: l‘humanisme profond qui la caractérise par la quête perpétuelle de l‘homme qu‘on y trouve, et la recréation pour notre plus grand bonheur d‘une magie du quotidien en voie de disparition dans notre monde matériellement saturé, magie qu‘il nous livre, tel un aède des temps modernes, en nous racontant l‘époque où cette magie existait, où le monde intérieur de l‘homme, stimulée par l‘indigence du monde extérieur, était riche et peuplé de superstitions, de "verbludes", de "tenets" et autres créatures fantastiques.
Un écrivain qui détonne... Depuis 1959, Jordan Radičkov a écrit environ une trentaine de recueils de nouvelles et de récits, quatre pièces de théâtre, deux romans. La majeure partie de son œuvre a paru avant 1989, c‘est à dire dans le contexte d‘un régime totalitaire qui contrôle, censure ou fait régner l‘auto-censure, s‘érige maître tout puissant des critères littéraires et n‘hésite pas à museler ou à écarter les écrivains qui oseraient ne pas s‘y subordonner. Plusieurs, Dimităr Dimov et Dimităr Talev pour ne citer qu’eux, en ont fait l‘amère expérience. Même si, à la faveur du dégel qui suit la mort de Staline en 1953, le seul dogme officiel reconnu en Bulgarie, le réalisme socialiste, perd un peu de sa toute puissance et si la littérature bulgare s‘ouvre timidement mais sûrement aux littératures de l‘Ouest grâce au travail effectué par une poignée d‘intellectuels écrivains et traducteurs, il était tout de même osé ou risqué de sortir une œuvre qui n‘offrait pas de héros positifs (c‘est à dire prolétariens) et qui dérogeait à la sacro-sainte mission d‘éduquer le peuple par une représentation véridique de la réalité. Les archives de Literaturen Front, organe officiel de l‘Union des Ecrivains, nous montrent qu‘en 1959/60, les maîtres mots en littérature, demeuraient: "Lutte pour le réalisme", "La classe ouvrière: sujet principal", "La vie, c‘est l‘âme de la littérature" et que l‘on incitait encore constamment les écrivains à écrire sur la réalité contemporaine et l‘édification du socialisme. Dans un article paru en février 1959, on peut lire: "Davantage parmi le peuple, plus près de la vie! Tel est le mot d‘ordre auquel les écrivains bulgares ¾ communistes et sans parti ¾ répondront par des œuvres créatrices. La littérature bulgare contemporaine remplira par des œuvres artistiques toujours plus nombreuses et meilleures sa haute mission: instruire et éduquer le peuple."4 De fait, la majeure partie des œuvres sortant à cette période sont de grandes fresques volontiers épiques exaltant l'édification d'un monde nouveau, la lutte des ouvriers pour construire ce monde dans un climat de confiance en l'avenir, etc. Rien de tel dans les récits et nouvelles de Radičkov qui s'attache à l'art du détail et recherche l'homme dans son individualité, sa spécificité. Dans ces conditions, si le public a toujours été dans son ensemble favorable, voire enthousiaste, à la lecture des oeuvres de Radičkov, la critique, elle, est gênée, perplexe, ennuyée de ne pouvoir le ranger dans une catégorie bien définie, incertaine et frileuse, car depuis l‘affaire provoquée par la parution du roman Tabac, en 1951, la peur de "gaffer" est présente dans tous les esprits. Ainsi, le philosophe Todor Pavlov (à qui l‘on doit la définition la plus tautologique qui soit du réalisme socialiste: "L’art, aujourd’hui, eu égard aux conditions et aux tâches qui sont les nôtres, est et doit être profondément et jusqu’au bout un art de classe et de Parti ou, plus exactement, socialiste-réaliste, c’est à dire pas seulement réaliste mais aussi socialiste, et pas seulement socialiste mais aussi réaliste."5) voit dans ces œuvres une déformation de la réalité, un absurde dépourvu de sens. Dans les nombreuses interviews6 et critiques parues sur Radičkov, l‘une des questions qui revient tel un letimotiv est: "Qui êtes vous, camarade Radičkov" ou encore: "Qu‘est-ce que Radičkov?" Quant aux critiques les plus honnêtes intellectuellement, ils osent avouer l‘embarras provoqué par l‘écrivain et poser le problème franchement. J‘ai évoqué plus haut l‘article de K. Kujumdžiev, intitulé "Le phénomène Radičkov", l‘un des plus intéressants écrits sur cet auteur, qui montre bien son caractère unique dans la littérature bulgare et la perplexité dans laquelle il a jeté tout le monde: "Après les premiers récits et nouvelles qui laissaient entrevoir le développement "normal" ¾ du point de vue de la tradition ¾ de cet écrivain et intellectuel, tout à coup, Radičkov a semé l‘embarras en publiant des plaisanteries étranges, des œuvres grotesques et spirituelles dont on ne comprenait rien. Tout le monde lisait ces petits récits inhabituels qui devaient figurer plus tard dans le recueil Humeur farouche (1965), tout le monde riait mais la critique s‘est sentie un peu atteinte, car elle ne pouvait leur trouver de place dans sa nomenclature; dans ses formulaires, il n‘y avait pas de paragraphe pour Radičkov (...) En fait, que signifiait tout ce que voulait nous dire Radičkov par ces balivernes? Ce n‘étaient pas des récits, c‘étaient des anti-récits. Visiblement, c‘étaient des fables et des allégories, mais qui allait nous les déchiffrer, où chercher la clef de ces devinettes?"7 De même, Enčo Mutafov commence une étude consacrée à Radičkov par le titre suivant: "Qu‘est-ce que Radičkov?" avant de poursuivre: "Si je commence mon livre par cette question, ce n‘est pas poussé par l‘orgueil de pouvoir y répondre facilement. J‘en conserve l‘espoir pour plus tard. Durant un quart de siècle, la critique n‘a pas réussi à y répondre, elle n‘a même pas tenté de le faire. Au début, c‘était un original qui jetait dans l‘embarras, puis il est devenu une belle fleur exotique, maintenant, c‘est un talant éclatant, sans que nous sachions pourquoi (...) Les approches et moyens dont on dispose sont inadéquats pour son art, il est si loin de la norme. Les concepts primaires de "sujet" et de "composition" sont inopérants concernant la création de Radičkov."8 Plus tard, quand le "phénomène" a prouvé, par son succès non seulement dans son propore pays mais aussi à l‘étranger, qu‘il était l‘un des trésors de la littérature bulgare contemporaine, quand il est apparu manifeste que l‘écarter serait une énorme erreur, la critique a tenté de se l‘approprier, de le récupérer. En 1985, le préfacier d‘une réédition du recueil Le coq de fer blanc (préface intitulée "Les dimensions sociales du monde de Radičkov"), ose en faire un chantre de "la réalité contemporaine socialiste, qui en révèle les images et les problèmes, les mouvements fatals et les buts humanistes"...9 Mais laissons là les critiques et leurs problèmes, revenons à l’univers magique de Jordan Radičkov.
Un écrivain en quête de l‘homme Il serait, à mon sens, totalement erroné de voir en Radičkov une sorte de Lafontaine moderne qui, par ses "fables" critiquerait et dénoncerait les travers humains de ses contemporains. Rien de tel: même s‘il se montre réservé à l‘égard du mot "humanisme" qui lui paraît galvaudé et dénaturé par des phénomènes de mode, Radičkov est profondément humaniste: il aime les hommes, s‘en étonne constamment et leur manifeste une inlassable curiosité, rappelant à bien des égards, un autre écrivain magicien du verbe bulgare, Jordan Jovkov10. Dans un court métrage qui lui est consacré, il donne sa définition de l‘humanisme, définition que l‘on trouve illustrée dans plusieurs de ses œuvres: "L‘âme du peuple connaît la souffrance. L‘humanisme, c‘est de connaître la souffrance". Comprendre la souffrance humaine, éprouver de la compassion, c‘est un thème clef de l‘œuvre de Radičkov. De même que l'on sent, chez Jovkov, la nostalgie pour ce que l'homme a perdu de profondément humain en lui (je pense particulièrement à la compassion d'un grand nombre des personnages du cycle "Cœur de femme", tels que Séraphin, Anitchka, Sali Yachar et tant d'autres), de même, on trouve dans les œuvres de Radičkov de nombreux personnages au cœur simple, des marginaux (souvent des Tsiganes), voire des déclassés, qui font preuve de compassion et de solidarité à l'égard de leur prochain ou des animaux du village. L'un des exemples les plus étonnants de cette compassion se trouve dans le récit L'abécédaire à la poudre: dans les années troubles qui précèdent la seconde guerre mondiale, années de lutte entre les forces communistes clandestines et celles de l'ordre, le père Floro est abattu, alors qu'il transportait des armes dans sa charrette. Son cheval, blessé par une patrouille, ne peut plus se relever. Les gens du village, qui connaissent bien les bêtes, savent qu'il faut abattre un cheval blessé en lui assenant sur le front un coup de massue. Oui mais qui? On décide de faire appel au forgeron, Tiko le Tsigane. Celui-ci arrive mais annonce qu'il n'achèvera pas la bête, lui qui est incapable de tuer une poule. Tous les hommes du village sont là, attroupés, ils savent qu'on doit tuer l'animal d'un coup sur la tête mais personne ne se résout à le faire. Nous avons là une situation qui se répète dans beaucoup de récits de Radičkov: acculés à une situation inhabituelle et embarrassante pour eux, les héros tente de trouver un échappatoire par le verbe. Chacun sort une histoire en relation avec la situation présente, et nous avons souvent des récits enchâssés, qui sont autant d'éléments retardant la résolution du problème. Ce besoin de faire appel au verbe, de parler et de raconter me semble bien ancré dans une certaine tradition bulgare (je pense en particulier à la pièce Les Tontons d'Ivan Vazov ou à la nouvelle Bulgares du temps jadis de Ljuben Karavelov) où l'on pourrait dire que le credo des personnages est "je parle, donc je suis". Pour en revenir à L'abécédaire à la poudre, tous ces paysans pourtant habitués à mener une vie pénible et dont les relations quotidiennes sont plutôt teintées de rudesse sont tout à coup incapables de tuer un cheval. C'est un policier, étranger au village, qui le fera. La compassion dont font preuve ces hommes frustres semble, pour Radičkov, être l'un des attributs d'un monde passé, si l'on en croit un passage du récit Souvenirs de chevaux: "Ce monde matériel est dépourvu d'imagination, il est rempli d'éléments aveugles, or dans les éléments, il n'y a pas de pitié. S'il n'y a ni pitié ni imagination, il n'y a pas non plus de compassion, de sens de la justice, de peur de la vengeance, etc. Tout cela est le fruit de l'imagination."11 Autre trait caractéristique de l'œuvre de Radičkov et qui rappelle encore une fois le monde de Jovkov: l'harmonie entre hommes, animaux et nature qui règne dans l'univers qu'il a connu et qu'il recrée. Lui-même, pour avoir vécu toute son enfance et son adolescence dans son petit village de Bulgarie occidentale, pour continuer à fréquenter assidument la nature, ne serait-ce que lors de parties de chasse, il connaît la nature à un point étonnant: il semble qu'il n'y ait aucun oiseau, aucune plante, aucun arbre dont il ne connaisse le nom et les particularités. Il sait reconnaître chaque nid, sait comment il est fait, pourquoi, et est capable de passer des heures à observer cette nature à laquelle il donne quasiment une âme. Si l'on prête attention au titre de ses récits ou nouvelles, on remarquera que la majorité d'entre eux se réfèrent à un animal ("Souvenirs de chevaux", "Le Hérisson", "La Barbe de bouc", "Le Coq de Bruyère", Nous les Moineaux, Histoires de grenouilles, etc.) On le prétend intraduisible car ses récits sont truffés de noms régionaux (de plantes, d'artbres, d'oiseaux, et autre animaux): la difficulté, pour le traducteur, ne vient pas du caractère régional de ces mots, car il prend toujours la peine de les expliquer. Elle vient plutôt du fait que pour le traduire de manière idéale (pour autant qu'il existe une traduction idéale!), il faudrait connaître la nature qu'il décrit aussi bien que lui.
Retrouver la magie perdue par le pouvoir du verbe Ce qui caractérise profondément le monde de Radičkov, c'est que la magie qu'il traque et nous recrée par son verbe n'est pas une magie faite d'effets spéciaux extérieurs à l'homme, tel le Deus ex machina des Anciens. La magie qui peuple l'univers de ses récits est une magie intrinsèque à l'homme. Elle n'existe que par le regard et le verbe de l'homme. C'est particulièrement bien illustré par le récit "La charrette", issue du recueil L'abécédaire à la poudre dont il a été question plus haut: dans ce récit, le personnage principal (on hésite à parler de "héros" chez Radičkov!), le père Floro, potier, mène sa charrette au galop, de village en village, où il vend ses amphores. Sur les parois de sa charrette, il a fait peindre le poète Xristo Botev, héros national bulgare mort sur le champ de bataille durant les luttes de libération de la Bulgarie de l'occupant ottoman, sa troupe armée, des Turcs, des Tcherkesses, et tout ce petit monde prend vie tandis que les chevaux galopent, et ce n'est plus Floro qui traverse les villages, mais Botev et ses hommes, et tout un pan de l'histoire populaire bulgare se déroule de nouveau dans la tête de notre charretier; le vent qui s'engouffre dans le goulot des amphores les fait siffler, les clochettes de la charrette tintent, les femmes en achetant la marchandise de Floro l'interrogent sur les figures peintes sur sa charrette et il leur raconte toute l'histoire: Botev, ses hommes, les Turcs, les Tcherkesses... Un monde fait de musique, d'héroïsme, de sons naît et vient enrichir la vie quotidienne si prosaïque et morne de ce charretier avide d'actes héroïques, lui aussi (il finira d'ailleurs par transporter des armes et à mourir assassiné). Ainsi, banal et héroïque se côtoient à une époque où ce genre de thème historique devait être traité avec sérieux et sur le mode épique. Si le recueil Humeur farouche a marqué les esprits au point que souvent la critique, évoquant l'œuvre de Radičkov parle de l'avant Humeur farouche et de l'après, c'est sans doute parce que dans les récits qui le constituent, la magie ne se limite plus à cette imagination, à cette fantaisie: elle permet à des êtres irréels de faire irruption dans notre monde et dans notre vie, comme le verblude, cet être mythique et malfaisant, qui change constamment d'apparence pour tromper les hommes, tantôt femme, tantôt chèvre, tantôt moine, tantôt bosse ou écaille de poisson. Est-il la mauvaise conscience de l'homme? Le mal personnifié? On ne le saura jamais: "Et pourtant, lorsque je feuillette les vieilles chroniques, lorsque je passe sur le plateau dont la rocaille a conservé des traces de dents du verblude, ou lorsque je regarde autour de moi la couronne de montagne tressée par les bosses du verblude, je ne peux pas ne pas ressentir un froid au cœur. Je me rappelle également ce qui a été écrit par le dernier chroniqueur païen lorsque les chrétiens eurent envahi Tcherkaski: "Les dieux et les hommes sont l'œuvre du verblude!" J'ai aussi levé les yeux au ciel pour voir si un verblude s'y trouvait téellement mais, jusqu'à présent, je n'ai rien découvcert car, dès que je le regarde, le ciel est brusquement agité de mouvements rotatoires." Cette magie, intérieure à l'homme, est liée à la vie paysanne: elle a disparu de notre monde moderne trop riche en objets de toutes sortes pour stimuler encore notre imagination. Le paradoxe souligné par Radičkov est que la pauvreté matérielle engendre une richesse imaginaire, tout un monde merveilleux qui disparaît sous le flot de l'abondance matérielle. Cette clef de l'œuvre de Radičkov nous est donnée par l'auteur lui-même, tant dans les interviews qu'il a données que dans ses œuvres mêmes; je citerai deux passages importants car ils nous livrent le secret de cette magie. Dans une interview, alors qu'il parle de son village, de ses racines, de son enfance, du monde rural très pauvre mais riche en croyances populaires et en fantasmagories, il ajoute: "J'ai essayé d'expliquer que si le peuple a cultivé ou raconté et décrit ces créatures, ce n'est pas par superstition: je pense que la vie était trop ennuyeuse, que le monde qui l'entourait était trop prosaïque et réaliste pour pouvoir satisfaire une imagination humaine. C'est tout autre chose de savoir que dans la vallée voisine, il y a un dragon à plusieurs têtes qui a fait son nid et qui couve ses œufs; que si vous allez, le soir, faucher l'herbe dans la prairie, vous verrez sortir une bande de sylphides qui vont se baigner; vous allez leur chiper leurs vêtements et elles, elle vous supplieront de les leur rendre... Je pense que c'est pour cela aussi que le peuple a construit des églises. Non pas tant parce qu'il croyait en Dieu que parce qu'il voulait vraiment croire en son existence."12 Dans la nouvelle Souvenirs de chevaux, le narrateur évoque avec nostalgie ce monde merveilleux qui n'existe plus: "C'étaient des années d'imagination, ces années-là", avant d'énumérer les "richesses" de son village: "C'est 473 habitants, nous deux inclus, qu'il avait notre village, comme je l'ai dit plus haut, sans compter le bétail, les deux puits, un idiot, deux chaudrons pour faire l'eau-de-vie plus un ambulant, un attelage de chevaux destiné principalement à distiller de l'eau-de-vie de contrebande et à se mouvoir rapidement, quasiment au nez et à la barbe du fisc, une guérisseuse, un instituteur, un adjoint au maire (...)" et la liste se termine par une quantité infinie d'esprits, de vampires, nymphes et elfes.13 Il semblerait que pour voir cette magie environnante, il faille conserver un regard candide, innocent, naïf, celui des enfants et des gens simples (l'œuvre de Radičkov fourmille de sourds-muets, d'idiots du village et autres personnages marginaux mais acceptés avec beaucoup de naturel). Ce qui frappe, chez Radičkov, c'est le pouvoir qu'il a de voir le sublime dans le banal, dans le détail, auprès duquel, nous, simples gens ordinaires, passons sans le remarquer. C'est ce qu'il appelle "le sens du détail". A côté de ce regard originel de l'enfant posé sur le monde et qui perce la magie du quotidien (celui de la petite sourde-muette et du narrateur devenu momentanément muet à cause d'une frayeur enfantine dans "Souvenirs de chevaux" ou des enfants de "Marčo" qui voient la guerre à travers leur propre prisme, ou encore celui du narrateur enfant de "L'Herbe folle" ), Radičkov utilise le procédé de la fausse naïveté pour dénoncer, un peu à la manière du Montesquieu des Lettres persanes, les abus du pouvoir et tout ce qui ne fonctionne pas, tout ce qui est "de travers" dans notre monde moderne. Dans le récit "Le petit soldat", ce procédé de fausse naïveté (regard candide posé par un simple soldat à qui il arrive les mêmes mésaventures parce qu'il est justement trop candide), dénonce avec une ironie féroce l'armée et sa hiérarchie, la royauté en tant qu'institution, plus généralement le pouvoir, quel qu'il soit. Le héros de la nouvelle "Le chapeau melon"... justement un chapeau melon, jette sur le monde des humains un regard de chapeau qui n'est pas tendre non plus: après avoir vu toutes sortes de casquettes, hauts-de-formes et autres couvre-chefs divers et variés, notre chapeau melon rencontre des képis de gendarmes: "Ils étaient si bien tendus par des ressorts qu'ils soulevaient leur fond de manière à peine perceptible, comme prêts à tout moment à se ruer ou à être emportés quelque part. Leur visière était polie de manière maladive. Mais pas seulement les visières: chaque bouton ou boucle luisaient furieusement à la face du chapeau melon. Pour donner aux choses un caractère plus solennel, chaque képi de policier était accompagné d'un cheval, d'un policier, d'un revolver et d'un sabre. On voyait tout de suite ce qui était respecté dans ce pays et ce qui l'était moins."14 Cette candeur, cette naïveté créatrices de magie ou d'ironie sont rendues possibles par un registre volontairement simple, dépouillé, extrêmement expressif, avec de nombreuses répétitions (admises en bulgare, peu en français), souvent populaire mais jamais frustre; ce registre, qui sied au bulgare, langue particulièrement riche en expressivité, par sa souplesse syntaxique et l'existence de particules expressives, est souvent le plus difficile à traduire de la poésie du monde de Radičkov, car si l'on est trop fidèle à cette apparente simplicité, par exemple en procédant trop souvent à l'élision ou en choisissant des termes trop connotés "paysans" en français, on risque de donner une teinte trop frustre au texte.
Jordan Radičkov, aède des temps modernes A notre époque, on relie la tradition orale principalement à l'Afrique. La péninsule balkanique a été elle aussi riche de cette tradition: on connaît bien celle de la Grèce si voisine, beaucoup moins celle des autres pays de la région (par exemple les guzlars de Bosnie). Or les Balkans sont une terre fertile en épopées orales, en légendes et en chansons héroïques retraçant tous les événements historiques qui l'ont secouée. Si l'on tente de résumer rapidement les caractéristiques de la littérature orale, on retiendra la création de variantes qui se répètent tout en étant différentes les unes des autres, à partir d'un canevas connu. Le conteur s'appuie dans son improvisation sur des formules qu'il connaît bien, son discours est rythmé, riche en images, symboles et mythes. Il est fort tentant d'établir une analogie entre cette forme de narration orale et l'œuvre de Radičkov. Il nous y invite d'ailleurs lui-même, comme en témoigne cet extrait d'interview donnée en 197515: "J'ai eu l'occasion d'entendre une même histoire, surtout lorsque je vivais au village, racontée par vingt personne différentes. L'histoire était construite de vingt manières différentes. Et chacune de ces personne construit son discours de manière différente. Chez l'un d'eux, on aura l'impression que son discours traverse l'histoire comme sur la pointe des pieds. Un autre courra, puis s'arrêtera pour réfléchir et ses paroles s'égrèneront avec des pauses, davantage de signes de ponctuation. Un autre encore racontera l'histoire comme s'il ne marchait pas mais nageait: sur un rythme égal et tranquille. (...) Par tous ces efforts, j'ai tenté, si l'on peut dire, de légaliser le discours populaire parlé. Non seulement le discours populaire parlé mais aussi la manière dont le peuple construit ses histoires. Tout cela, je le fais à dessein, parce qu'il me tient le plus à cœur. Ensuite, je pense que les héros ne peuvent raconter que de cette manière. S'ils avaient entrepris de construire une maison, pour prendre un exemple concret, ils la construiraient de cette manière: avec un étage et demi seulement, jamais avec deux étages et un balcon." Cette idée trouve sa meilleure illustration dans le récit "Le Petit soldat", qui commence ainsi: "Cette histoire m'a été racontée de mille manière: certains commençaient par la fin, d'autres commençaient directement par le petit soldat (son arrivée dans le village, le capitaine qui l'avait envoyé fouiller les meules de foin avec les autres soldats pour voir s'il n'y avait pas des armes cachées); d'autres, encore, commençaient l'histoire par le calendrier mural avec la photo de la famille royale qui avait été encadrée, racontant comment, la famille royale en tête, ils étaient allés voir le capitaine pour le supplier de les laisser entrer dans la forêt; d'autre, enfin, faisaient remonter l'histoire très loin, au temps où les femmes mettaient au chaud dans leur corsage les graines de ver à soie, pour que ces maudits vers, appelés vers à soie, éclosent (...)Il serait peut-être bon de commencer tout d'abord par le petit soldat et de raconter le reste ensuite, dans l'espoir que le lecteur puisse se faire au moins une petite idée de l'affaire." De fait, on est frappé par la récurrence de structures dialogiques dans les récits de l'écrivain, récurrence qui avait d'ailleurs été particulièrement remarquée par le critique littéraire spécialiste du folklore bulgare, Petăr Dinekov, qui le relie explicitement à la tradition orale: "Il est évident que le principe de variantes, chez Radičkov, s'appuie sur celui des contes populaires. Les spécialistes du folklore l'expliquent comme un élément obligé de la tradition orale: les épisodes sont répétés pour être mémorisés, pour que l'auditeur puisse revenir sur ce qui a été dit. Chez Radičkov, la fonction des variantes, dans la composition générale du récit, est autre. Les variantes, récits répétés par une même personne ou par plusieurs, contiennent des éléments supplémentaires qui jettent une autre lumière sur le thème principal. Le principe de la variante est une forme de jugement social sur un fait vécu. Bien plus, le principe de la variante nous persuade du caractère inéluctable du fait répété."16 Il est en effet une structure ou une situation récurrentes dans un grand nombre de récits de Radičkov: à un moment donné, le récit s'arrête sur la quête d'un homme, d'un animal ou d'un objet perdu, quête dans laquelle se lancent tout d'abord un personnage, puis, celui-ci ne revenant pas non plus, un autre, et encore un autre, etc. Plongés dans l'embarras et la perplexité du fait de cette quête qui prend souvent des allures mystérieuses, voire fantastiques, les personnages aiment se rappeler des situations analogues qu'ils racontent avec une verve particulière; ainsi, tel un torrent se nourrissant de ses affluents, le récit enfle et se gonfle de ces "sous-récits" dont le lien avec la situation qui les a produits est de plus en plus ténu. Ainsi, dans le récit "Janvier", par un jour de grand froid, un traîneau attelé à deux chevaux fait irruption dans le village de Tcherkaski, avec, au fond, un loup abattu. On reconnaît l'attelage d'Ivan Guélov mais, où est passé ce dernier? Un à un, les villageois prennent le traîneau et s'en vont à la recherche d'Ivan Guélov, et le traîneau revient toujours sans personne pour le conduire, avec un nouveau loup abattu gisant sur le plancher. Pendant que l'un des hommes s'en va tenter de percer le mystère, les autres sont rassemblés dans la taverne, autour de verres de vin, et se racontent des histoires qui dépassent largement les frontières non seulement de leur région mais même de la Bulgarie: "Les hommes buvaient dans la taverne et se racontaient des tas de choses: durant ces grands froids de janvier, le "Balkan express" était paraît-il bloqué par les neiges à la frontière yougoslave; en Croatie, les meutes de loups s'attaquaient aussi aux enclos à moutons; la navigation, sur le Mississipi, était interrompue à cause de la glace; en Turquie, un omnibus transportant cinq cents passagers aurait disparu dans les congères, tandis que les eaux de la Maritza étaient gelées. Tout en bavardant, ils perçurent un tintement lointain et se précipitèrent tous ensemble dehors." Cette scène se répète ainsi trois fois, les conversations, tout aussi fantaisistes, vont bon train, puis un groupe de paysans part en même temps à la recherche d'Ivan Guélov. La fascination des mots caractérise bien des personnages de ces récits: on l'a dit, leur devise pourrait être "je parle, donc je suis". La parole est pour eux une arme dans toutes les situations: contre l'ennui, contre l'embarras, contre l'angoisse, contre l'incompréhension, et plus ils sont embarrassés, inquiets, moins ils comprennent la situation qu'ils vivent, et plus la parole est fantaisiste, délirante et à la fois prise au sérieux. Il arrive même que le verbe ait une véritable épaisseur de chair, qu'il fasse peur par son apparence grave et qu'il menace à tout moment de faire irruption dans notre vie: "C'est alors que survint le tohu-bohu. Nous, les Bulgares, on n'a peut-être pas inventé les jeux olympiques, on n'a peut-être pas donné au monde la poudre ou la machine à vapeur, en revanche, nous sommes les rois du tohu-bohu. Je doute qu'il y ait un autre peuple qui se lance dans le tohu-bohu avec autant de talent, d'ardeur et d'enthousiasme, qui y brûle toute son énergie, ses connaissances, ses idées, et même ses convictions religieuses. C'est que le simple fait de prononcer le mot "tohu-bohu" nous donne la chair de poule, moi-même, j'ai la chair de poule en l'écrivant, il se hérisse et enfle sur la page; je me demande alors ce que doit ressentir le rédacteur, lorsqu'il le découvre dans le dos de quelque mot." ("Le Chapeau melon"). De même, dans "Souvenirs de chevaux", le narrateur raconte que "l'oncle Gavril se débrouillait fort hardiment avec toutes sortes de mots, je ne me souviens pas d'un mot qui lui ait fait peur, aussi inconnu fût-il. A la vue du mot inconnu et étrange, tous les autres étaient saisis ou bien passaient le long de lui sur la pointe des pieds, comme si ce n'était pas un mot mais une couleuvre, une vipère lovée perfidement dans l'herbe. L'oncle Gavril, lui, attrapait hardiment le mot par la queue, fendait l'air avec lui et l'intégrait de telle manière à son discours, qu'il s'y figeait et y restait pour l'éternité. Beaucoup plus tard, j'ai compris qu'il donnait une âme à chaque mot, l'apprivoisait, le prenait sous sa protection ou bien se mettait lui-même sous la protection du mot avec confiance. C'est ainsi que se combinent habilement, dans la nature, les objets animés et inanimés, formant un tout harmonieux doué d'une âme." Il y aurait beaucoup à dire, encore sur l'œuvre inépuisable de Jordan Radičkov. Il est de ces écrivains qui, par leur pensée sans cesse métaphorique et imagée, invitent le lecteur à participer étroitement au sens de ses récits, instaurant d'ailleurs, parfois, un véritable dialogue avec lui. Il nous apprend que le beau, le sublime, le grand et le magique ne sont pas là où nous les cherchons, mais dans notre quotidien; que le ridicule et l'insensé proviennent de la déformation de la nature, de notre nature; lui qui retourne constamment à ses origines, ce petit village au nom musical de Kalimanitsa, où ne vivaient que quatre cents âmes, il repousse toujours plus loin les frontières de notre monde. Et nous étonne toujours, fidèle à sa devise: "Sois invraisemblable!"
1. Il est né en 1929 dans le village de Kalimanitsa, Bulgarie de l’Ouest. [îáðàòíî] 2. Krăstjo Kujumdžiev, « Fenomenăt Radičkov », Izbrani stranici, Sofia, éd. Bălgarski pisatel, 1983, p. 294. [îáðàòíî] 3. A ma connaissance, on trouve en France cinq recueils traduits en français:
4. Literaturen Front, 11-18 février 1959. [îáðàòíî] 5. Literatura za 11 klas, Sofia, Prosveta, 1993, p. 19. [îáðàòíî] 6. Un nombre important de ces interviews ont été réunies dans un recueil: La jachère littéraire, Sofia, éd. Balkani, 1999. [îáðàòíî] 7. Krăstjo Kujumdžiev, « Fenomenăt Radičkov », Izbrani stranici op. cit., p. 299. [îáðàòíî] 8. Enčo Mutafov, Dimităr Stajkov, Jordan Radičkov, Sofia, éd. Bălgarski pisatel, 1986. [îáðàòíî] 9. Le coq de fer blanc, Sofia, éd. Partizdat, 1985. [îáðàòíî] 10. On peut le lire en français, dans deux traductions:
11. Souvenirs de chevaux, Sofia, éd. Xristo G. Danov, p. 180. [îáðàòíî] 12. Jordan Radičkov, La jachère littéraire, op. cit. p. 30. [îáðàòíî] 13. Souvenirs de chevaux, op. cit. p. 177. [îáðàòíî] 14. "Le chapeau melon", in Sur l'eau, Sofia, éd. Narodna Mladež, p. 16. [îáðàòíî] 15. Jordan Radičkov, La Jachère littéraire, op. cit. p. 38-39. [îáðàòíî] 16. Annexe au livre Souvenirs de chevaux, op. cit. p. 226. [îáðàòíî]
© Marie Vrinat-Nikolov Other publications:
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