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L`ÉPREUVE DE L`ÉTRANGER DANS LE RENOUVEAU CULTUREL BULGARE, FIN XIX / DÉBUT XX E L`EXEMPLE DE PENČO SLAVEJKOV

Marie Vrinat-Nikolov

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En 1878, la défaite de l’empire ottoman, à l’issue de la guerre russo-turque, met fin à cinq siècles d’occupation ottomane en Bulgarie; longue période durant laquelle le pays s’est trouvé isolé de l’Europe et des grands mouvements économiques, sociaux et culturels qui l’ont agitée.

La Renaissance nationale (1762-1870) voit naître, surtout à partir du début du XIXe siècle, une littérature d'idées, engagée dans la lutte pour l'indépendance nationale, investie de la mission d'éclairer, d'éduquer, d'affranchir intellectuellement le peuple grâce à l’instruction. La libération change le paysage socioculturel bulgare, provoquant un «développement accéléré», selon l’expression consacrée en Bulgarie, une soif de rattraper le temps perdu dans tous les domaines, y compris culturel, accélération qui ne se fait pas sans crises.

C’est ce contexte de mal de fin de siècle qui prépare le terrain au renouveau culturel et spirituel caractéristique du début de notre siècle, renouveau lié au rejet d’un certain type de littérature ressenti comme dépassé, à la recherche d’une identité nationale malmenée par les vicissitudes de l'histoire, à l’aspiration d'intégrer de nouveau la Bulgarie aux grands courants et mouvements culturels modernes de l’Europe et, partant, d'élever le niveau spirituel de tout un peuple.

Ce renouveau a connu trois étapes successives, entre les années 90 du siècle dernier et 1923.1 Dans le cadre de cette étude, je m'arrêterai à la première étape, qui a permis l'émergence des deux autres, celle du premier cercle littéraire bulgare, Misăl, et plus particulièrement au rôle et à la personnalité du poète Penčo Slavejkov, figure dominante du groupe: il a su dépasser l’opposition traditionnelle national / universel, natal / étranger, pour lui donner le mouvement dialectique qui devait en faire une force motrice dans le rapprochement des cultures (surtout allemande, russe et française) et l’affirmation d’une conscience de soi moins frileuse, moins repliée sur le petit espace national.

Enfin, suivant les voies de réflexion ouvertes par Antoine Berman dans son ouvrage sur le rôle de la traduction dans la formation de la culture allemande à l'époque romantique2, j'étudierai les modalités spécifiques de «l'épreuve de l'étranger» (ouverture et perméabilité a d’autres cultures, foisonnement des traductions et changement de perspective dans l'activité traduisante) à cette période de bouillonnement culturel tel que la Bulgarie en a rarement connu.

 

D'une littérature de combat aux "rêves d'un poète moderne" (la crise de la fin du XIXe siècle)

L'annexion des territoires bulgares à l'empire ottoman, en 1396, prive la littérature (d'inspiration surtout religieuse et la première de langue slave) de ses élites, créateurs aussi bien que mécènes, et l'arrête dans son élan. Beaucoup d'hommes de lettres s'exilent, emportant avec eux nombre de manuscrits. Si l'on excepte des épopées populaires, telle celle de Krali Marko, qui exaltent la bravoure chrétienne et slave opposée à la sauvagerie musulmane et turque et les damaskini, recueils de textes à caractère plutôt religieux qui devaient préparer la transition vers une littérature profane3, c'est plutôt un vide qui caractérise les lettres de ce pays isolé des grands mouvements culturels européens. D'autant plus que pour les Bulgares de l'époque, dont le mode de vie essentiellement rural et patriarcal est organisé autour de la collectivité, quelles que soient les formes prises par celle-ci au cours des siècles, le concept de nation n'évoque rien de concret. Il faut attendre 1762 pour que paraisse le texte fondateur de la Renaissance nationale, Istorija Slavenobolgarskaja ("Histoire des Slaves bulgares")écrite par un moine bulgare du Mont Athos, Pajsij de Xilendar. Ce texte eut un grand retentissement et fut diffusé par de nombreux copistes, car Pajsij exhortait ses compatriotes à sortir de leur léthargie, à prendre conscience de leur histoire, de leur langue, bref de la "bulgaritude", à être fiers de cette identité nationale au lieu d'en avoir honte. Ainsi étaient jetées les bases de la Renaissance nationale et de la nouvelle littérature bulgare qui devenait une arme puissante au service d'une cause.

Si l'on tente de résumer et synthétiser ce qui fait la spécificité de la littérature de cette période foisonnante (au risque, bien sûr de schématiser quelque peu), on peut la qualifier avant tout de littérature de combat. Formés dans l'empire ottoman (Constantinople) ou dans l'émigration (notamment en Russie, à Odessa et Moscou, en Roumanie, à Braïla), les hommes de lettres de la Renaissance nationale se battent pour la sauvegarde du peuple bulgare, pour lui insuffler une conscience nationale défaillante, pour obtenir une Eglise autonome, puis l'indépendance politique. Leurs armes privilégiées sont l'instruction (par la création massive d'écoles laïques où l'enseignement est dispensé en bulgare et non plus en grec) et une littérature d'inspiration patriotique et pénétrée de la mission de libérer le peuple bulgare, physiquement mais aussi intellectuellement. C'est notamment contre cette conception "utilitaire" et "didactique" de la littérature (conception à la fois imposée par les circonstances et inspirée par les libéraux russes de l'époque au contact desquels se trouvaient nombre de littérateurs bulgares), contre le rôle de l'écrivain mettant son idéal personnel au service de la communauté, que s'insurgeront Penčo Slavejkov et ses frères de pensée.

Dans ce contexte de découverte et de revendication du national, il est certain que le rapport à l'étranger est ambigu: d'une part, la majorité des hommes du Réveil national ont un accès enrichissant et formateur à la littérature étrangère (soit directement, soit principalement par le grec ou le russe) qu'ils traduisent pour un grand nombre d'entre eux; d'autre part, cette arrivée massive et nouvelle d'œuvres étrangères classiques ou populaires traduites en bulgare effraie: ne va-t-elle pas étouffer la littérature nationale renaissante? Ne risque-t-on pas une assimilation, notamment avec la culture russe, la plus proche pour des raisons linguistiques et religieuses?

La Libération qui, théoriquement, est le dénouement heureux de cette période de luttes, impose aux hommes de lettres d'autres tâches: diversifier rapidement la littérature, par des thèmes nouveaux et par l'élargissement des genres. C'est ce à quoi s'attache, par exemple, un Ivan Vazov, qui crée aussi biens des romans-épopées, que des nouvelles, des drames et des poèmes. La majeure partie des œuvres de cette époque, écrites par des hommes ouverts à l'étranger, sont ou bien ancrées dans le contexte passé des luttes de libération nationale, soit caractérisées par la dénonciation et la critique acerbe de la réalité qui les entoure, celle de la démocratie naissante et encore chaotique. C'est aussi ce que fustige le cercle Misăl qui oppose à cette littérature d'idées la notion de littérature pour la littérature, et propose, aussi bien dans la théorie que dans la pratique, un renouveau spirituel et artistique dont les maîtres-mots sont: exaltation de l'individu dans ce qu'il a d'universel, liberté du créateur, rapprochement de la littérature bulgare des littératures européennes.

 

Penčo Slavejkov et le cercle Misăl: "conquérir l'homme dans le Bulgare" ("izvojuvane čoveka u bălgarina")

Le premier cercle littéraire bulgare, Misăl, se forme autour de la revue du même nom. Fondée en 1892 par le docteur Krăstju Krăstev, elle devait jusqu'en 1907 symboliser le bouillonnement des idées et le renouveau culturel du début de notre siècle. Le docteur Krăstev, homme d'une grande érudition, critique littéraire pénétrant à qui l'on doit maintes études sur la littérature bulgare, sait déceler les talents et les attirer à sa revue. Peu à peu, trois de ses collaborateurs à la personnalité et à la création fort différentes se détachent par leur attachement indéfectible à son credo littéraire qui devient aussi le leur, et par leur soif d'idées: Penčo Slavejkov, les poètes et dramaturges Petko Todorov et Peju Javorov qui devait ouvrir la voie au symbolisme bulgare. Même si le premier penseur et mentor du groupe est le docteur Krăstev, dans le cadre de cette étude, je me centrerai surtout sur la personnalité rayonnante et puissante du poète, essayiste critique et traducteur Penčo Slavejkov (1866/ 1912).

A l'exception de Javorov, les membres du cercle Misăl se sont formés à l'épreuve de l'étranger, principalement en Allemagne. Penčo Slavejkov séjourne à Leipzig de 1893 à 1899, où il fait des études de philosophie. C'est là, dans le creuset d'une littérature et d'une culture différentes dont il s'imprègne en lisant beaucoup Goethe, Heine, Schiller et les autres romantiques allemands, ainsi que Nietzsche pour citer les plus importants, et en participant à la vie littéraire de l'université, qu'il mature son propre credo poétique ainsi que son programme d'européanisation de la littérature bulgare:

"Mon activité de poète exprimant une certaine conception esthétique de la vie - déclare-t-il dans une conférence sur "La poésie bulgare" - est claire depuis déjà une dizaine d'années. Les diverses balivernes que j'ai griffonnées avant cela, lorsque les cerises étaient encore vertes, sont à mettre sur le compte de la jeunesse, or au moment de la jeunesse, mêmes les balivernes ont du sens. Plus tard, sous l'influence de la poésie russe et de la littérature critique française, puis sous le patronage de la poésie de Goethe et de Heine, j'ai rejeté de moi les conceptions banales vendues peu cher sur le marché aux puces de la pensée humaine."4 Dans une autobiographie déguisée, "Olaf van Geldern", préface au cycle de poèmes Epičeski pesni ("Chants épiques"),il évoque de manière métaphorique ses années de formation: "Ce qui a influencé le développement de son talent, outre Dieu avec sa légende, ce sont ses pérégrinations à l'intérieur des frontières comme à l'étranger. Pour autant que je puisse juger, les étapes essentielles de son développement artistique sont celles de ses voyages: Vienne, Paris et Leipzig. Surtout la dernière où il s'est reposé de longues années chez des hôtes, aubergistes et libraires exceptionnellement bons à qui il n'a pas encore payé ses dettes. (...) Il se souvient encore maintenant avec une sympathie particulière des aubergistes allemands. Surtout de trois d'entre eux: un hellène [Goethe], un juif [Heine] et un souabe [Volkelt]".

A son retour d'Allemagne, Penčo Slavejkov retrouve dans son pays une situation contradictoire où se fait sentir la tension entre deux forces: d'une part l'aspiration d'une grande frange de la société à rattraper très vite le retard accumulé dans tous les domaines, de l'autre le rythme plus lent avec lequel s'effectue la transition entre un mode de relations patriarcales primitives et l'émergence de l'individu, entre une organisation traditionnelle et collective du travail (guilde d'artisans, communauté rurale) et une organisation individuelle, un droit coutumier et une société civile.

Toute l'œuvre de Slavejkov, aussi bien critique que poétique, sera consacrée à tenter de donner à la littérature bulgare de nouveaux concepts, des valeurs spirituelles universelles pour la rapprocher des littératures européennes. C'est peut-être sa conférence sur la littérature bulgare, dont il a déjà été question un peu plus haut, qui permet de cerner le mieux son programme esthétique et missionnaire tout à la fois.

Voulant concilier l'étranger et le national au nom de l'universel et dépasser les tendances collectives et populistes repliées sur la terre natale, il s'insurge contre le caractère conjoncturel de l'œuvre de ses prédécesseurs ou contemporains repliés sur le passé ou happés par la bêtise environnante, s'afflige de l'état de la littérature (pour lui, il y a en Bulgarie des "lettres" - knižnina- mais pas encore de véritable littérature - literatura-), de la banalité de la vie culturelle dépourvue de toute aspiration spirituelle.

Ce conflit de générations est demeuré célèbre dans l'histoire de la littérature bulgare, symbolisé par la fameuse étude du docteur Krăstev intitulée "Mladi i stari, kritičeski očerki vărxu dnešnata bălgarska literatura" ("Jeunes et Anciens, Esquisses littéraires sur la littérature bulgare d'aujourd'hui"). Méditant sur l'héritage laissé par la Libération, Slavejkov déclare: "Quel héritage le passé nous a-t-il laissé? (...) Il nous a laissé la liberté - offerte et pour cela négligée, il nous a laissé aussi une "intelligentsia" - dont nous avons honte devant nos voisins. C'est une intelligentsia née à la croisée des chemins et allaitée avec le poison du néant temporel; aussi, ayant grandi, elle est demeurée à l'état de nain du point de vue moral. Les gens spirituellement insipides de cette époque vide, je les ai nommés naguère "mangeurs de fayots" ( fasulkovci), eux et ceux, parmi nous, qui leur ressemblent. Ils sont un obstacle sur notre chemin et la prière que nous adressons à Dieu est qu'il les rappelle à lui le plus vite possible. Parce qu'ils nous gênent dans notre élan vers l'accomplissement de notre devoir: conquérir l'homme dans le Bulgare."5 On retrouve ici une conception élitaire de la littérature réservée à une petite intelligentsia capable de la comprendre, un aristocratisme de l'esprit, proches de ceux de Goethe.

Prônant l'émergence d'une littérature en soi et pour soi, la liberté du créateur, il affirme sa foi en l'homme, recherchant "l'homme même dans le fauve". Comme la génération de son père, Petko Slavejkov, homme de la Renaissance nationale, il se bat, mais sur un autre front: celui de l'individu libre, du créateur solitaire et fort qu'il met souvent en scène dans ses poèmes ("Cis moll" dédié à Beethoven, "Michel Ange", Cœur des cœurs" consacré à Shelley), ou du surhomme de Nietzsche qu'il érige en idéal pour sa volonté de surpassement de soi perpétuel dans ses "Ximni za smărtta na svrăxčoveka" ("Hymnes à la mort du surhomme"). La figure de ce surhomme nietzschéen se superpose à celle du Prométhée de Goethe, fier et conscient de sa force morale qui le fait regarder avec optimisme et joie de vivre le futur, œuvrer pour l'élévation spirituelle et surmonter les souffrances physiques imposées par un Dieu méprisé et raillé (atteint dans sa jeunesse d'une infirmité qui devait le faire souffrir toute sa vie et le laisser boiteux, Penčo Slavejkov ne pouvait demeurer insensible à ce symbole). Il est remarquable que dans leur désir de mieux synchroniser le développement de la littérature bulgare et celui des littératures européennes, les membres du cercle Misăl puisent aux sources les plus modernes de l'art et de la philosophie en Europe.

Le critique littéraire Svetlozar Igov a souligné à juste titre6 l'ambition globalisante de Slavejkov: dans ses essais et études, il tente de donner une vision globale de la littérature bulgare; dans son recueil poétique "Na Ostrova na blaženite" ("Sur l'île des Bienheureux"), il crée, phénomène peut-être unique en son genre, toute une littérature nationale fictive qui s'appuie sur la réalité et les multiples métamorphoses du "moi"; dans "Epičeski pesni" ("Chants épiques"), "Săn za štastie" ("Rêve de bonheur"), il livre toute une philosophie de l'homme et des problèmes existentiels; dans "Kărvava pesen" ("Chant sanglant"), il médite sur le destin national, l'histoire de son peuple. Dans ce cycle, d'ailleurs, on trouve l'idée nouvelle que la position géographique de la Bulgarie, au croisement de l'Orient et de l'Occident, loin d'être une fatalité malheureuse, comme elle était vécue et considérée jusqu'alors, est une richesse

"(...) C'est un peuple élu (...)/ sur cette terre aux confins / du monde présent et du monde antique / à la lisière entre l'Orient et l'Occident."

La conciliation du natal et de l'étranger passe par un renouvellement de la chanson et de la poésie populaires, source vive d'inspiration universelle si l'on sait en pénétrer l'essence. C'est auprès de son père, à qui l'on doit d'avoir collecté patiemment les chansons populaires bulgares, qu'il a appris à lire et à aimer ces œuvres nationales; mais c'est en lisant Goethe et Heine qu'il a compris comment les renouveler sans les déformer (ce qu'il reproche, par exemple au poète Kiril Xristov), comment s'en inspirer pour leur donner un nouveau contenu.

Telles sont les idées nouvelles professées par Penčo Slavejkov et le docteur Krăstev, largement exprimées dans la revue littéraire Misăl, qui traversent les œuvres poétiques et dramatiques du cercle du même nom. Ce renouvellement esthétique et spirituel indissociable de "l'épreuve de l'étranger" va naturellement de pair avec un programme et une activité de traduction renouvelés.

 

Misăl et la traduction ou la transition entre "amener l'auteur vers le lecteur" et "amener le lecteur vers l'auteur"

La traduction accompagne les processus d'élargissement et d'enrichissement de la littérature bulgare, aussi bien à l'époque de la Renaissance nationale qu'au début de notre siècle. Mais entre ces deux moments, la "bulgaritude" ne s'affirme pas de la même manière, on ne traduit pas avec les mêmes objectifs ni, par conséquent, la même méthode. Je m'inspirerai, pour étudier ce qui se passe en Bulgarie, de l'analyse pénétrante et passionnante d'Antoine Berman concernant l'Allemagne classique et romantique7 car, toutes proportions gardées, les analogies sont frappantes: ce qui se passe en Bulgarie entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe n'est pas sans rappeler la situation dans l'Allemagne des XVII-XVIIIe siècles, où l'on peut observer le même désir de rattraper le retard par rapport à la Renaissance italienne, française et anglaise, qui se traduit notamment par l'abondance de traductions, d'imitations et d'adaptations préparant une production originale.

Antoine Berman propose le schéma suivant, pour illustrer les différents modes possibles de production et de réception des traductions selon le statut de la langue dans laquelle on traduit et la position plus ou moins forte de la culture d'accueil car, comme il le rappelle, "la traduction authentique, elle, comporte évidemment des risques. Affronter ces risques, cela suppose une culture qui ait confiance en elle, en sa capacité d'assimilation."8


langue française classique
prisonnière de canons

☼ expansion / domination des langues étrangères "partielles"
☼ traductions adaptations
☼ traductions ethnocentriques ("belles infidèles")

langue allemande pré-classique

☼ langue partielle "complétée" par des "formées"; bilinguisme intellectuel; sujétion.
☼ traductions "amenant l'auteur au lecteur"

langue allemande classique/ romantique

☼ langue "libre", "ouverte"
☼ affirmation de la langue maternelle et production d'œuvres propres
☼ traductions non ethnocentriques9


On peut rapprocher les tendances observables dans les traductions de la Renaissance nationale de celles de l'Allemagne pré-classique: à cette époque, la langue est considérée par beaucoup d'hommes de lettres comme pauvre, et ils se donnent d'ailleurs pour mission de l'enrichir (c'est le cas, par exemple, de Petko Slavejkov et de sa traduction de la Bible); dans la mesure où la plupart d'entre eux maîtrisent au moins une langue étrangère plus "riche" et "mieux formée" (grec ou russe), on peut parler, ici aussi, de bilinguisme culturel. Quant aux traductions, elles amènent l'auteur au lecteur puisqu'en général, les hommes de la Renaissance adaptent, bulgarisent, imitent, abrègent, coupent l'œuvre originale, mus par un souci de réalisme et un objectif utilitaire: s'adapter au niveau culturel du peuple et lui servir ce qu'il est capable d'assimiler. Xristo Botev, poète et traducteur, résume parfaitement cette conception: "Les romans, nouvelles, récits, et de manière générale, toutes les œuvres de pure littérature, doivent être adaptés ou, plus exactement, doivent correspondre aux aspirations et au caractère du peuple dans la langue duquel elles sont écrites et traduites."10

Comme le fait très justement remarquer Liljana Minkova, ce qui est importe, c'est plus la formation de nouveaux concepts et la visée éducatrice que l'original lui-même, les noms de l'auteur et du traducteur n'apparaissant d'ailleurs pas toujours.11 Influencés par les idées des Lumières, les hommes de lettres de l'époque croient que l'on peut transformer l'homme par l'éducation, notamment grâce aux exemples donnés dans les œuvres traduites (amour du travail, économie, modestie, honnêteté...). C'est ce qui explique en partie la faveur inouïe dont jouit à cette époque le roman populaire français très largement traduit non seulement en Bulgarie mais aussi dans les autres pays balkaniques.12

Il serait bien sûr erroné et schématique de croire qu'il n'y avait pas d'autre conception de la traduction; des traducteurs et penseurs tels que Nenšo Bončev, par exemple, à la pensée étonnamment moderne, prônaient au contraire une plus grande fidélité par rapport à l'original, la traduction directement à partir de la langue originelle (et non par l'intermédiaire d'une autre, pratique très usuelle) et un choix plus "élitiste" des œuvres étrangères à traduire. Grâce, notamment, aux travaux récents de Liljana Minkova et de Nikolaj Aretov13, on peut se faire une idée assez juste des débats sur la traduction qui ont agité les hommes de la Renaissance bulgare.

Dans cette perspective, je considérerais volontiers l'énorme activité de traduction réalisée par le cercle Misăl comme transition entre cette première étape et la seconde évoquée par Berman, celle des traductions "authentiques" non ethnocentriques de l'Allemagne romantique, rendues possibles lorsque la langue s'est assez affirmée pour devenir plus "libre" et "ouverte", et que la culture a "déjà confiance en elle".

Pour le docteur Krăstev aussi bien que pour Penčo Slavejkov, la traduction a un rôle de premier plan à jouer dans le renouvellement des lettres bulgares, comme en témoigne cette déclaration du docteur Krăstev: "Le devoir le plus difficile et le plus sacré d'une revue littéraire bulgare est de développer le goût esthétique de notre public. (...) D'abord, il doit y avoir dans les revues des critiques objectives et détaillées qui puissent guider le goût du lecteur en lui montrant et en lui prouvant ce quiest beau et pourquoic'est beau. (...) Deuxièmement, il faut des récits légers, non complexes par leur contenu, qui apprennent au lecteur à lire et à s'intéresser à la littérature. (...) La troisième condition au développement esthétique d'un public aussi primitif et rudimentaire que le nôtre réside dans le fait de mettre dans les mains du public des traductions modèles des classiques."14 Pour lui, il s'agit de traduire en priorité les littératures russe, allemande, française et anglaise.

De fait, si l'on examine le contenu des fascicules de la revue Misăl, on demeure admiratif devant l'ampleur et la richesse de sa rubrique "Traductions", le choix exigeant aussi bien des œuvres que des traducteurs qui, en général, traduisent directement à partir de la langue originelle. A côté des classiques antiques (Sophocle, Lucien), on trouve également les auteurs européens les plus modernes (Baudelaire, Ibsen, Maeterlinck, Strindberg, Nietzsche, Heine) sans oublier Goethe, Tourguéniev, Poe, etc. A lui seul, Penčo Slavejkov a réalisé 48 traductions du russe, de l'allemand, du français !

Mais ce n'est pas seulement un praticien de la traduction: il laisse aussi une réflexion moderne sur la traduction. D'après le critique Simeon Xadžikosev, "P.P. Slavejkov occupe une place particulière dans le développement de la critique bulgare sur la traduction. Il continue la ligne tracée par N. Bončev, développée avant lui par Vazov et Veličkov, et allie en lui le créateur original, le traducteur et le critique popularisateur de la littérature étrangère. Sur cette voie, il sera suivi par des traducteurs tels que N. Liliev, Geo Milev, D. Podvărzačov, L. Stojanov, X. Radevski et autres."15

C'est sans doute dans son article intitulé "Istorijata na edna malka pesen" ("Histoire d'un petit poème")16 qu'il livre le mieux sa conception de la traduction littéraire et ses exigences et propose une démarche critique tout à fait nouvelle. Le point de départ est la confrontation et l'analyse des diverses traductions (en bulgare, français, anglais, russe) du poème de Heine, "Ein Fichtenbaum". Il procède tout d'abord à une analyse textuelle qui met en évidence aussi bien les caractéristiques à la fois linguistiques et culturelles de ce poème que les difficultés qu'il présente pour le traducteur. Puis décortique soigneusement les traductions données (tout en ayant la modestie de ne pas parler de la sienne). Il en ressort plusieurs exigences modernes de fidélité au texte: respecter non seulement le contenu mais aussi la musique interne de l'auteur mise en œuvre dans le texte (ce qui d'ailleurs rejoint son exigence littéraire de ne pas distinguer la forme du fond); agir sur le lecteur comme l'original le fait; traduire à partir de la langue originelle (et il cite la traduction du poète Ivan Vazov effectuée non pas de l'allemand mais à travers le russe); respecter les symboles du texte original: "Quiconque connaît ces poèmes [ceux de Heine - M. V-N.] ne peut se faire d'idée, ne serait-ce que la plus pâle, sur le charme spécifique de l'original. Les meilleures traductions (par exemple celles en russe de M. Mixajlov) peuvent rendre le sens de manière satisfaisante et belle, mais même le traducteur le plus génial est absolument impuissant à transmettre dans son idiome la musique étonnante du vers et les riches nuances de l'allemand poétique (et spécialement celui de Heine). Or l'effet de ces poèmes réside aussi bien dans leur contenu que dans leur forme extérieure. Le contenu d'un poème est inséparable de son vêtement, comme le corps humain de sa peau."17

C'est en effet un pas important de fait sur la voie de la "traduction authentique" dont parle Antoine Berman, celle qui, tout en rendant l'œuvre originale accessible au public d'accueil, sait en respecter l'altérité et le rythme intérieur.

En guise de conclusion sur le rôle immense joué au début de notre siècle par Penčo Slavejkov, ce missionnaire d'une culture bulgare plus élevée, plus pénétrée de spiritualité et d'exigences esthétiques, capable de se mesurer aux autres cultures de l'Europe, je me permettrai de citer le poème que lui dédia, après sa mort, le poète symboliste Dimčo Debeljanov. Ce poème a paru pour la première fois dans le livret édité à la mémoire de Slavejkov, mort en 1912 en exil au bord du lac de Côme; sur la quatrième de couverture, on peut lire cet émouvant message: "Toutes les œuvres de ce livre ont été lues lors d'une matinée à la mémoire de P. P. Slavejkov, le 3 VI de cette année [1912] à Sofia. Les recettes apportées par le livre sont destinées à un fond pour le rapatriement du corps et de la tombe du poète." Pour des raisons politiques dérisoires (l'inimitié personnelle d'un ministre), le retour du corps du poète ne devait avoir lieu que bien plus tard, en 1921...

Mais laissons la parole à D. Debeljanov:18

PENČO SLAVEJKOV

Sous la voûte noire d'une nuit servile,
Né pour un royal destin,
Tel un soleil tu es parti, certain,
Vers l'exploit de ta vie.
Tu as répandu la lumière sur des confins stériles
Où s'éteignent, malades, lueur après lueur;
Où tout frémissement sublime
Périt dans le tourbillon des humeurs.
Là une foule aveugle, insensée
A jeté vers toi un cri de calomnie,
Le plus vil de son bras cupide t'a visé
Et le plus misérable t'a blessé.
Mais de la vie prêtre et guerrier,
Ici bon, là cruel et enflammé,
Fier tu es monté sur ton calvaire
Et ton Dieu tu n'as point renié.
Seul, tu as devancé ton destin
Et là où naguère fumaient
Les flammes noires du chagrin
Brillent maintenant puissance et beauté.
Tu as attendu le jour de ton triomphe,
La moisson de ta journée,
Tu es descendu, soleil, dans l'obscurité,
D'un éclat royal illuminé.

 

 


1.C’est la thèse maintenant communément admise du critique littéraire bulgare Svetlozar Igov, soutenue dans plusieurs de ses ouvrages, par exemple dans Svetlozar Igov, Tvorbi ot bălgarskata klasika (œuvres de la littérature bulgare classique), Sofia, Prosveta, 1995, p.124 etsq. [en arriere]

2. Antoine Berman, L'épreuve de l'étranger, culture et traduction dans l’Allemagne romantique,Paris, Gallimard, Tel, 1984. [en arriere]

3. Ainsi nommés ainsi car, à l'origine, ces textes étaient des traductions en bulgare des œuvres du prédicateur Damaskin le Stoudite. [en arriere]

4. Penčo Slavejkov, "Bălgarskata poezija - sega", Săbrani săčinenijav 8 toma, Sofia, éd. Bălgarski pisatel, 1959, p. 181. [en arriere]

5. Penčo Slavejkov, ibid.,p. 177. [en arriere]

6. Svetlozar Igov , Tvorbi ot bălgarskata klasika, op. cit., p. 130/131. [en arriere]

7. Antoine Berman, op. cit.[en arriere]

8. ibid.p. 239. [en arriere]

9. ibid.p. 238. [en arriere]

10. Xristo Botev, Săčinenija,t. 1; Sofia, éd. Bălgarski pisatel, 1986, p. 185. [en arriere]

11. Liljana Minkova, "Vue sur l'histoire de la prose traduite à l'époque de la Renaissance bulgare", Balgarian Historical Review,1993, 4, p.68. [en arriere]

12. cf. Liljana Minkova, "Tozi tolkova želan, tolkova opasen roman (populjarni romani v prevodnata literatura na Bălgarskoto Văzraždane" ("Ce roman si désiré, si dangereux (romans populaires dans la littérature traduite de la Renaissance bulgare"), Literaturna misăl,10/1991, p. 60/95. [en arriere]

13. Nikolaj Aretov, Bălgarskoto Văzraždane i Evropa ("La Renaissance bulgare et l'Europe"),Sofia, éd. Kralica Mab, 1995; Prevodnata beletristika ot părvata polovina na 19. vek ("La littérature traduite de la première moitié du XIXe siècle"),Sofia, 1990. Liljana Minkova, "Njakoi văprosi na prevodnata literatura na Bălgarskoto Văzraždane", Sravnitelno literaturoznanie,kn. 2, 1982p. 48/59. [en arriere]

14. Cité dans Cvetanka Atanasova, Krăgăt Misăl ("le cercle Misăl"),Sofia, éd. Kliment Oxridski, 1991, p. 122-124. [en arriere]

15. Simeon Xadžikosev, "Istoričeski koreni, tradicii i specifika na kritikata na prevoda u nas" ("les racines historiques, traditions et spécificités de la critique de la traduction chez nous"), Klasičesko, t.e. săvremenno ("Classique, c'est-à-dire contemporain),Sofia, éd. Sveti Kliment Oxridski, 1994, p. 21 .[en arriere]

16. Littéralement, "Histoire d'une petite chanson". Sous la plume de Slavejkov, le terme de "chanson" est souvent employé pour signifier un poème, avec une connotation laudative. Il me semble donc plus approprié de traduire par "poème". [en arriere]

17. Penčo Slavejkov, "Istorija na edna malka pesen", Săčinenija,Sofia, éd. Bălgarski pisatel, 1959, t. 5, p. 69/81. [en arriere]

18. Ne sachant si ce poème a déjà été traduit en français, je le traduis donc du bulgare pour cet article. [en arriere]

 

 

© Marie Vrinat-Nikolov
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© E-magazine LiterNet, 15.12.2002, No 12 (37)

Other publications:
A paraître dans les actes du colloque "le renouveau spirituel au début du siècle", CIEF, Budapest, 16/17 octobre 2000.