Èçäàòåëñòâî
:. Èçäàòåëñòâî LiterNet  Åëåêòðîííè êíèãè: Óñëîâèÿ çà ïóáëèêóâàíå
Ìåäèè
:. Åëåêòðîííî ñïèñàíèå LiterNet  Åëåêòðîííî ñïèñàíèå: Óñëîâèÿ çà ïóáëèêóâàíå
:. Åëåêòðîííî ñïèñàíèå ÁÅË
:. Êóëòóðíè íîâèíè   Kóëòóðíè íîâèíè: óñëîâèÿ çà ïóáëèêóâàíå  Íîâèíè çà êóëòóðà: RSS àáîíàìåíò!  Íîâèíè çà êóëòóðà âúâ Facebook!  Íîâèíè çà êóëòóðà â Òóèòúð
Êàòàëîçè
:. Ïî äàòè : Ìàðò  Èçäàòåëñòâî & ñïèñàíèå LiterNet - àáîíàìåíò çà íîâè ïóáëèêàöèè  Íîâè ïóáëèêàöèè íà LiterNet âúâ Facebook! Íîâè ïóáëèêàöèè íà LiterNet â Twitter!
:. Åëåêòðîííè êíèãè
:. Ðàçäåëè / Ðóáðèêè
:. Àâòîðè
:. Êðèòèêà çà àâòîðèòå
Êíèæàðíèöè
:. Êíèæåí ïàçàð  Êíèæàðíèöà çà ñòàðè êíèãè Êíèæåí ïàçàð: íîâè êíèãè  Ñòàðè è àíòèêâàðíè êíèãè îò Êíèæåí ïàçàð âúâ Facebook  Íîâè ïóáëèêàöèè íà Êíèæåí ïàçàð â Twitter!
:. Êíèãîñâÿò: ñðàâíè öåíè  Ñðàâíè öåíè ñ Êíèãîñâÿò âúâ Facebook! Êíèãîñâÿò - ñðàâíè öåíè íà êíèãè
Ðåñóðñè
:. Êàòàëîã çà êóëòóðà
:. Àðòçîíà
:. Ïèñìåíà ðå÷
Çà íàñ
:. Âñè÷êî çà LiterNet
Íàñòðîéêè: Ðàçøèðè Ñòåñíè | Óãîëåìè Óìàëè | Ïîòúìíè | Ñòàíäàðòíè

TRENTE CONTES JUSQ'A LA FIN DE LA VIE

Dimíter Ánguelov

web

1

Je le vis de loin, d’abord marcher en ligne droite, puis pivoter des quatre vingt dix degrés nécessaires et traverser la rue, effectuer de nouveau avec son corps une giration de quatre vingt dix degrés et continuer. J’associai son nom à cette manie, inconnue pour moi, de faire des “girations” - mais c’était une plaisanterie de mauvais goût - Giraldo. A certains moments il s’arrêtait, levait la tête, aussi à quatre vingt dix degrés, et regardait le ciel, comme s’il mesurait une hauteur, ou alors il s’arrêtait brusquement et laissait tomber sa tête comme s’il observait un invisible abîme. Je réussis à le rejoindre et avant de le saluer, je dis:

- Alors, comment te sens-tu après tant de voyages par le monde?

Il se tourna de quatre vingt dix degrés vers moi, (on pourrait suggérer que la vision périphérique lui faisait défaut) et, par chance, je me trouvai dans son champ de vision:

-Imagine quelque chose que personne ne peut imaginer: le monde en forme de cube, sans dimensions réelles.

- Ce qu’on imagine n’a jamais de dimensions réelles - dis-je pour tenter de conférer plus de légèreté à une aussi grave question, mais ce fut sans effet.

- Parfois je me sentais au centre de ce cube infini, comme un point, sans consistance. D’autres fois sur l’un des points supérieurs, ou à marcher le long du précipice, parfaitement vertical - et il trembla, bien que concentré à l’extrême pour ne pas perdre l’équilibre. - D’autres encore, j’étais au pied de la base de ce cube: je m’éloignais d’un centième de millimètre pour tourner le coin et observer l’autre face. Il n’y a rien de plus pénible dans une vie humaine, tu sais. Une curiosité violente, écrasante. Et une certitude cruelle, une rationalité impitoyable, une lucidité destructrice qui me révélaient immédiatement l’absurdité de cette intention - confirmer ce que la raison devinait avant de percevoir une quelconque géométrie. Et lever les yeux et voir comment la hauteur elle-même disparaît et se fond dans le néant, ou alors voir un point du support de ce cube idéal, appuyé par notre imagination. La ligne droite! Je l’ai sentie comme un fil télégraphique sur lequel mes neurones-hirondelles étaient posés, mais séparés par une distance, comme si chacun d’entre eux était unique sur cette ligne pétrifiée. Une ligne droite à l’intérieur d’un corps solide! Tu as déjà imaginé le diamètre de ce cube? Il n’y a pas de mirage plus usant. Tu ne sens pas cette douleur insupportable?

- Il n’y a pas de douleur insupportable! C’est un fantasme. La douleur et la mort alternent.

- Peut-être qu’elles alternent parce que la douleur ne sait rien de la mort. Imagine maintenant une ligne droite divisée! Y a-t-il une image plus horrible? La ligne divisée entre les deux faces d’un cube!

- Passe de ce côté. N’aie pas peur. La division est presque invisible. Nous sommes déjà de l’autre côté du cube. J’ai été content de te rencontrer.

- Moi aussi. Et merci. Je t’invite à l’ouverture du ”Cube”.

Je ne sais pourquoi, je me suis tourné à quatre vingt dix degré, sans dire merci!

 

2

- Je mène une vie normale - je fume un paquet de cigarettes par jour, je ne me refuse jamais un, deux, trois whiskys, etc. Mais c’est une vie partielle.

- Vous avez un cœur en béton.

- En béton, non. Mais quelque chose comme ça. Un rocher fendu de haut en bas. Vous ne vous faites pas la moindre idée de ce qu’est être cardiaque.

- Pardon - dis-je. Moi aussi j’ai un cœur.

- Mais vous n’avez pas cette sensation d’un rocher fendu en deux, par une distance qui ne sépare ni ne réunit rien. Elle est collée à l’autre partie, qui est collée à nous. Vous imaginez ce que ça veut dire? Emporter l’univers chaque fois qu’on lève un verre pour boire un coup, ou inspirer toute l’atmosphère avec une bouffée et rester sans souffle. Faire un saut en avant et se voir déporté à des milles en arrière. Sourire et tout à coup sentir une tonne de poids brut sur la poitrine.

- Tout le monde sent ce poids.

- On le sent avec l’âme. Mais le cœur et l’âme du cardiaque ont grandi collés l’un à l’autre. C’est que le cœur est un organe abstrait. C’est le centre idéal de l’univers. Alors, vous avez déjà imaginé d’avoir l’âme attachée à jamais à ce centre? Un point idéal qui absorbe toute l’attention. Et vous pensez que c’est facile de s’offrir le luxe de les opposer mentalement pour se sentir un instant libéré de la terre-mère? Quand je parviens à ressentir cette sensation rare, je me vois aussitôt abandonné par la Nature entière. Juste une faible respiration entre deux mondes qui refusent de l’accepter. Un filet d’eau qu’aucun terrain ne veut accueillir. Un fil qui se meut sans support, sans direction, dans un espace concave, flexible et fuyant. Une double fuite: un cœur qui fuit le corps, un corps qui veut se délivrer du cœur. Et une attention qui ne peut se relâcher pour aucun des deux. A l’âme et au cœur!

Et il leva son verre de whisky et en toucha le mien encore immobile sur la table.

- Je ne veux pas d’un tel cœur - dis-je. Je préfère m’enfuir, sans âme, sans cœur, sans corps. Avec toute la légèreté, de tout ce qu’il faut fuir pour une raison quelconque.

Une légère brise dénoua le drame. Je vois devant moi une bouteille d’eau de Vimeiro, de la taille d’un cœur, et une petite plage du même nom, obscure, apathique, sans tristesse.

 

3

Un jour je me suis présenté à la mairie pour faire mettre à jour mon disque dur. Ils m’ont alors enlevé mon code secret personnel. Et à partir de ce moment là j’ai été perdu.

- C’est dans l’autre monde que vous êtes perdu. Le disque dur ne s’utilise plus depuis pas mal d’années. Je ne sais même pas comment je m’en suis souvenu. Ce souvenir pourrait même me causer des problèmes.

- Et alors, qu’est-ce qu’on utilise maintenant?

- Un appareil très sophistiqué. Vous n’avez même plus besoin d’aller à la mairie. Vous (vous, non, parce que vous avez dépassé les délais), vous, disais-je, n’échappez pas à la mise à jour, même en vous cachant dans l’endroit le plus obscur.

- Et comment s’appelle ce tyran artificiel?

- Il n’est déjà presque plus artificiel, bien qu’il ne s’adapte à aucun nom. C’est quelque chose qui vous use un nom en un rien de temps, c’est une chose absolument délirante, d’une rapidité qui précède le phénomène. La quintessence de la double cellule “information -désactualisation”.

- Mais il doit y avoir des spécialistes en la matière.

- En vérité, non. Ce n’est pas non plus à proprement parler de la matière. L’information a atteint un niveau tellement haut que ça ne veut déjà plus rien dire de parler de limite minimum, et la différence entre spécialistes et non-spécialistes a complètement disparu. Il n’y a déjà plus rien à faire.

- Moi, puisque je ne suis pas spécialiste, je réussirais peut-être à faire virer les choses...

- Virer, vous pouvez le faire autant que vous voulez. On ne fait pas autre chose que virer. Je dirai même plus: virer est devenu un problème incontournable. Mais le plus grave, c’est que la solution est toujours la même: virer et revirer. Sans sentir le vertige, sans atteindre au calme.

- De toute façon, le calme ne s’atteint pas. Il se retrouve, si on l’avait auparavant. Qu’est-ce que vous avez derrière l’oreille? Ah, c’est une fleur sauvage. Une espèce rare. Regardez-vous.

- Pour nous le miroir ne fonctionne déjà plus. Ils nous ont enlevé cette faculté de regarder en arrière.

- Tenez le miroir en avant.

- Maintenant c’est le même mot.

- Mettons un terme à la conversation. Vous autres, vous êtes saufs, vous le premier. Laissez-moi voir la fleur à la loupe. Oui, la fleur a pris racine dans cet appareil diabolique. Espérez. La Nature est de nouveau avec nous. D’une façon ou d’une autre ils vont récupérer les postes d’actualisation de l’information. Assez d’auto-éclaircissement, mettons fin au soliloque. Enlevez ce monde artificiel de votre tête. Vive la désactualisation naturelle. Attendez. Je me suis trop exalté. Le souvenir ne me fait déjà plus souffrir. Le repentir ne me tourmente plus, l’espoir ne me suffoque plus. C’est ma mémoire qui me fait mal. En un unique point - là où est suspendue toute l’existence pour laquelle il n’est pas de mémoire possible. Oubliez, oubliez. Faites de l’oubli la plus belle des informations.

 

4

- Tu as déjà vu un soliste qui pleurait tout seul?

- Un soliste non accompagné n’est pas un soliste, et il est encore moins seul. Un soliste tout seul ne peut rien faire, même pas pleurer. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui l’écoute, et même ainsi... Quel soliste va se mettre à pleurer tout seul? Pour quoi faire? Pour s’émouvoir lui-même? Un soliste qui s’émeut, même s’il est sincère dans sa plainte, personne ne lui fait confiance. Et puis, quand il est vraiment seul et qu’il essaie de pleurer, rien ne sort. Et il a envie de pleurer. Mais il ne peut pas. Et il ne peut pas parce que c’est inutile et qu’il le sait très bien.

- Assez. Peu importe. Hier j’ai entendu pleurer un chien et j’ai pensé aussitôt: “Un soliste parfait...”. Un artiste qui a surmonté la tristesse et la solitude, l’abandon et l’influence néfaste de la pleine lune. Ce n’était pas un hurlement. Je ne dis pas que c’était une lamentation ou un chant. C’était quelque chose de plus profond élevé à la perfection. Répétition ou première? Cela ne pouvait pas être une première - puisque je l’avais déjà entendu plusieurs fois. Une répétition non plus, car on n’y atteint pas cette perfection, cette pureté et cette précision d’une voix qui s’adresse au cœur de la nature. De la Mère Nature? Une mère qui l’a abandonné avant le sevrage? Aussi grande que le firmament où il cherche en vain à rencontrer son regard. Alors il penche la tête vers la terre, et il pleure longuement en direction du lieu le plus profond, et il écoute, il écoute jusqu’à ce qu’il se perde dans son fragile souvenir. Et de nouveau il hurle et soudain un faible souvenir de son propre hurlement lui semble une réponse, un écho. Un écho si proche qu’il se met à se tordre le cou et à se déplacer pour trouver l’impossible lieu qui lui échappe. L’espérance transforme cette agonie en rage, et la rage en une invisible chaîne, en une frayeur, en une terreur de laquelle ne peuvent le tirer de manière inespérée qu’un chat ou un humain. Mais il y a de longues heures d’agonies pendant lesquelles les chats et les hommes n’apparaissent pas, n’entendent pas. Ou n’entendent que le hurlement de leur propre agonie. Peut-être que c’est seulement dans cette absence qu’il n’existe pas de différence entre les espèces, et peut-être que la Mère Nature ne se décide pas à protéger ou abandonner qui que ce soit.

 

5

Nous buvions et nous rêvions toujours dans le même trou, dans ce café de la Miséricorde. C’était un atroce mensonge - nous rêvions avec une fausse tristesse et une fausse allégresse. C’était une exaltation que nous jugions pathétique et stupide lorsque nous la voyions chez les autres. Mais à quoi sert l’amitié? - à tolérer et être toléré. Et ainsi des dizaines d’années durant jusqu’à ce que notre rêve devienne caduque et meure. Nous le tuions à petit feu avec toute sorte de poésie - du moins le pensions-nous. Mais le plus dramatique est arrivé ensuite - lorsque l’un d’entre nous, au bout de quatre ou cinq vodkas, a demandé subitement: “L’un d’entre vous était-il capable de penser que c’était un rêve que nous avons mastiqué des années de suite jusqu’à avoir perdu les dents et la mémoire?

Comment veux-tu que nous le sachions si nous sommes, d’après toi, sans mémoire?

Nous avons perdu la mémoire parce que ça n‘était pas un rêve - c’était toujours un intervalle entre deux verres, entre deux âneries, entre deux soupirs de fausse inspiration ou de fausse nostalgie, enfin, entre deux intervalles. Ç’a été un hiatus, une lacune circulaire dans notre imagination.

Comme c’est facile de parler de hiatus! Ça veut dire que nous avons eu une vie spirituellement discontinue, sans liens, sans objectif.

Des liens, il y en a eu. Je m’en souviens. Un seul - celui des hiatus camouflés par les gestes, les éclats de rires, la répétition. Et maintenant, quand enfin paraît le volume des Anciens Poètes du Café Miséricorde - qu’est-ce que ça va signifier? L’anthologie du hiatus, la fascination de l’absence?...

Tout est sujet à interprétation. Et c’est elle qui importe plus que n’importe quelle poésie. La poésie n’a été qu’un prétexte. Le problème n’est pas là. Comment peux-tu comparer l’interprétation avec quelque chose qui n’existe pas mais que tu appelles “poésie”? Où est-elle, cette beauté toujours absente?

La poésie est absente par nature. Elle ne supporte pas les lieux, elle s’associe au mouvement.

Il y a eu un instant de silence qui exprimait en même temps l’admiration, l’étonnement, la crainte et la colère. Mais rien de comparable avec le langage des verres, avec les gestes que nous faisions avec eux. Non. Un assoupissement, une somnolence heureuse finissait toujours par rétablir l’équilibre sans éteindre totalement les gestes, les rituels d’intention, de surprise et d’inspiration.

Je les ai laissés là au milieu de la brume et je suis sorti. Je n’y suis jamais retourné.

 

6

- Mais qu’est-ce que c’est finalement qu’un honnête homme?

- Eh bien. Un honnête homme n’accélère jamais le pas, sauf quand il est en danger de mort. Il ne fait jamais de mouvements brusques, à moins qu’il ne soit piqué par un insecte rare ou mordu par un animal de moyenne ou de grande taille. Et même dans ce cas, il n’oublie pas d’imprimer à ses mouvements, dans son étonnement ou dans son déplaisir, une certaine grâce. Y compris avec les humains: un honnête homme ne perd jamais patience, ne fait jamais preuve de grande aversion ou de révolte, à moins qu’il ne se voie forcé de se joindre à une attitude collective ou, ce qui est la même chose, lorsque cela l’arrange, pour des raisons de force majeure, bien entendu. Un honnête homme ne dit jamais de mal de personne, bien qu’il puisse agir comme il l’entend, et recourir aux moyens... exceptionnels. Parce que l’honnête homme est une exception par excellence.

- Vous voulez dire: Il est une rareté, de nos jours?

- Il a été de tous temps une rareté. Toujours difficile à identifier. Pour une question de discrétion, de modestie, et toutes les autres vertus qu’on lui attribue habituellement.

- Dans ce cas c’est un animal solitaire.

- Il peut l’être ou le devenir. Mais un animal, non. C’est exclu dès le départ.

- Exactement. Un être exclu de la pratique. Un modèle de perfection. Une indication qui montre le bon chemin à la vertu.

- Pas à proprement parler. Parce que la vertu ne se perd jamais, et se laisse difficilement désorienter et encore moins détourner du droit chemin. Elle a une résidence permanente et reste toujours au même endroit même lorsque le corps n’y est déjà plus. Je fais référence à la mort.

- En fait, la mort n’offense jamais les vertus. Elle s’est contentée, au cours des temps, il n’y a pas de raison d’en douter, à séparer le corps des vertus. Je dirais: même dans les cas les plus scandaleux, elle a pris soin de laisser les vertus parfaitement exemptes...

- Il est dans la nature même des vertus de ne pas se laisser corrompre. De sorte que je ne vois aucun mérite de la mort proprement dite dans cette délicate opération.

- Je vous accorde que ce serait un contresens de glorifier la mort pour la séparation de ces deux composantes de l’honnête homme. Mais vous ne pourrez nier que les vertus sont une qualité, une caractéristique essentiellement posthume...

- Pas totalement, mais il est évident qu’au cours de cette séparation ce qui se détache le plus, au milieu de la douleur des autres, ce sont les vertus...

- Parfaitement. C’est grâce aux vertus des vivants que les vertus des morts survivent - mais les vertus des morts, je veux dire les vertus en général, ne se reconnaissent pleinement qu’après ce passage universel vers l’autre côté de la vérité.

- Oui. La vérité est impartiale, indépendamment du côté où se trouvent les faits.

- C’est un fait. C’est pourquoi il est très rare, peut-être impossible, de trouver quelqu’un qui soit assez tranquille pour parler et s’amuser de ses propres vertus. Car à peine essaie-t-on de s’approcher d’elles qu’on les voit fuir de tous côtés, sans qu’elles soient conscientes de sauter par-dessus la vérité. Alors, l’honnête homme, que fait-il? Je pense qu’il devient plus attentif, un peu méfiant, qu’il ne fait pas de mouvements brusques, il se retire avec élégance et pas mal de grâce, et qu’il fait comme s’il n’avait rien à faire avec elles. Il fait comme si, malgré tout le respect qu’il a pour elles, ces vertus ne lui appartenaient pas - par modestie, par convenance. Convenons que la modestie n’a pas d’inconvénients - qu’elle soit vraie ou non. Vous êtes d’accord? Où êtes-vous? Mais quel manque d’élégance! Me laisser ici tout seul à parler des vertus! Comme si nous n’étions pas arrivés à la conclusion que c’est absolument impossible.

 

9

J’étais en train de regarder un roman contemporain, exposé dans une vitrine très inclinée, lorsque j’ai senti le vertige et que je suis tombé. J’ai eu à peine le temps de dire “Centre de Wernicke” et j’ai senti qu’on me transportait avec de grandes précautions vers la sortie. Peu de temps après j’étais dans un taxi à côté d’une dame d’âge moyen ou alors bien conservée, qui avait l’apparence d’une personne cultivée et de sang froid.

- Centre de Wernicke - dit-elle. Vite.

- Où est-ce?

- Je ne sais pas. Il n’y a pas de temps à perdre! Nous demanderons en chemin.

Puis je me suis senti bercé par un échange presque musical de questions, réponses et indications: “Centre de Wernicke?” “A gauche, et puis à droite”, “Demandez à mon collègue”, “Jamais entendu parler”, “Numéro 89 B, de ce côté”, “C’est pas ici”, “C’est fermé”, etc.

Et nous avons dû tourner ainsi pendant trois ou quatre heures, quand, à force de fatigue, j’ai récupéré pleinement ma rage et j’ai demandé:

- C’est bientôt fini, cette parodie?

- Alors vous étiez en train de faire semblant pendant tout ce temps? Vous trouvez ça drôle? Comme je suis naïve! Et maintenant, qui est-ce qui paie?

- Elle est bonne, celle-là! C’est vous. Qui voulez-vous qui paie? - intervint le chauffeur.

- Dites-moi au moins où se trouve ce centre!

- Ici, dis-je en pointant mon doigt sur ma tempe.

- Vous êtes fou? Maintenant vous vous moquez? Et elle pointa son doigt sur sa tempe.

- Du côté droit...

- Ah, c’est maintenant que vous vous souvenez...

- Je l’ai toujours su, depuis mon enfance...

- C’est un problème ancien? Je voudrais m’excuser. Et ne vaudrait-il pas mieux que vous ayez toujours sur vous une carte avec votre adresse?

- Quelle adresse?

- Vous êtes encore en train de perdre l’équilibre...

- Je me sens parfaitement bien.

- Maudit centre!

- Vous dites une vérité douloureuse, incontrôlable. C’est le destin de chacun!

-Le destin! Dites au chauffeur la destination à suivre. A partir de maintenant c’est Monsieur qui paie. Débranchez le compteur.

- Dites ce que vous voulez. Personne ne choisit son destin. Vous ne voyez pas comme le hasard nous a fait nous rencontrer?

- Il n’y a pas eu de hasard. C’est une pure coïncidence. S’il y en a eu je n’ai pas remarqué.

Combien de temps avons-nous discuté? Je me souviens seulement qu’à un certain moment le chauffeur, épuisé, s’est endormi. Nous sommes sortis du taxi avec élégance et dignité. Aujourd’hui, seul un petit déséquilibre gâche de temps en temps notre paix familiale. Nous ne tombons jamais d’accord lorsqu’il s’agit de savoir qui a été le plus incorrect en abandonnant dans son taxi le chauffeur endormi. Et probablement même incapable de dire “Centre de Wernicke!”.

 

10

Et pendant qu’il essuyait l’argile de ses mains, il regarda de biais vers Adam et dit, féroce: “Tu seras dur comme les rochers de la montagne et résistant comme les mauvaises herbes.” Et peu après il créa la faim et s’assit pour observer et se divertir. Et cela lui fit de la peine et il pensa: “Tu seras également sensible comme...” mais il n’acheva pas son raisonnement. Horrifié par l’image. Notre Seigneur le répudia et le becqueta comme une bête sauvage, introduisit en lui toutes les peurs qui lui vinrent à l’esprit, le persécuta jusqu’à l’épuisement, et vit que l’homme était divin, que l’on ne pouvait rien faire contre sa méchanceté. Alors il l’abandonna sans destin assuré, et lui inspira le mensonge le plus cruel - l’espoir - et ce n’est qu’ensuite qu’il lui pardonna de lui avoir donné toute ce travail; mais il se souvint, finalement, que tout n’était qu’une folie de sa part et se mit à rire, et s’amusa et le lien entre eux deux se brisa pour toujours. Lui et la créature fantôme. Et les rares fois où par hasard ils se rencontrent, ils ne se reconnaissent pas: simplement, une peur inconsciente les assaille et ils s’empressent de se séparer, comme deux bêtes féroces de force égale.

 

11

“Mon histoire est faite d’impatience. Je n’ai même pas envie de la raconter. Ça m’énerve. Ne m’interrompez pas. Ce n’est pas ce que vous pensez. Ne soyez pas plus impatient que moi. Pourquoi ce regard agité, cette expression tendue? Du calme! Pas de précipitation. Ça m’ennuie de toujours voir les gens pressés, impatients de faire quelque chose, d’avancer, même en direction d’un précipice. Ne tirez pas de conclusions. Ne levez pas les sourcils - il y a dans tout cela de la logique et de la cohérence. Je n’ai jamais compris pourquoi les gens sont étonnés, stupéfaits, enthousiasmés par des choses qu’ils n’ont pas encore comprises, qu’ils n’ont même pas aperçues. Bien que, de mon point de vue, je le comprenne parfaitement. Est-ce que je me fais comprendre? Arrêtez de tambouriner, ça me tire en arrière, en deçà du commencement de n’importe quelle histoire. A présent vous avez arrêté pour de bon. Vous savez ce que cela signifie après que cet abîme auquel j’ai fait référence s’est réveillé? Ça signifie, et remarquez bien, si tant est que vous pouvez remarquer une chose si subtile: vous, en arrêtant de tambouriner, comme ça, subitement, vous avez percé le fond de cet abîme. Vous avez fait un trou mille fois plus petit que le cheveu d’un nouveau-né - il est plus profond que l’infini. Ne faites pas ce geste pour aplanir l’infini. L’infini n’est pas horizontal. C’est une erreur millénaire, que dis-je! - primordiale. Si vous pouviez l’imaginer, parce que le sentir, vous n’en seriez pas capable. A la vitesse à laquelle ma pensée se précipite dans ce trou, votre cœur éclaterait et se désintègrerait en une très fine poussière. Et si je pouvais voir cette poussière je serais même capable d’écrire un poème, bien que je ne sois pas poète. Mais laissez-moi retrouver mon équilibre dans ce cadre effrayant, dans ce vertige qui est si infime qu’il ne pénètre aucune des cellules de mon cerveau. C’est une petitesse qui ne permet à rien d’adhérer, c’est quelque chose qui rejette toutes les formes, de façon liminaire, qui se refuse à les abriter ne serait-ce qu’un instant. Suivez mon raisonnement. Ne vous impatientez pas. Vous avez la tête de quelqu’un qui a été changé en pierre. Je n’en suis pas encore arrivé au point culminant de l’histoire. Ne perdez pas courage!”

Et j’ai rit très fort et je lui ai tapé sur l’épaule pour l’encourager. Non! Ce n’est pas possible! C’est une sculpture de plâtre, d’un artiste américain, assise sur un banc, à côté de moi, qui lit le journal. Je sens que ce coup inoffensif a provoqué une fissure invisible dans le plâtre, dans le banc, dans le jardin public, dans l’écorce Terrestre, et a mis le magma en colère. Et le tremblement de terre ne devrait plus tarder. Sauve qui peut!

 

12

- Il a fait un doctorat à la Sorbonne sur l’ivraie. Depuis les vents l’emportent de tous côtés. Mais il a toujours le vent en poupe. Question de chance. Parce qu’il a été habile...

- Sur l’ivraie, à la Sorbonne? Mais la Sorbonne est une institution sérieuse, de renommée mondiale...

- C’est bien pour ça. Ailleurs personne ne l’aurait pris au sérieux.

- Seulement sur l’ivraie? Pas sur le grain, les céréales?...

- Non.

- Alors, il est agronome.

- Pas à proprement parler. Parce qu’il a étudié l’ivraie dans un contexte très singulier. Sans lien, sans relation particulière avec les céréales.

- Il a dû soulever beaucoup de poussière...

- Plus que d’ivraie dans un tourbillon. A un certain point l’autorité scientifique ne savait plus de quoi il s’agissait. Il a provoqué un véritable choc existentiel.

- Alors, il est existentialiste. Je veux dire, philosophe.

- Pas exactement, parce que l’ivraie n’est pas un sujet philosophique, au sens propre de l’expression.

- Je sais. Il est anthropologue.

En un certain sens et jusqu’à un certain point. Dans la mesure où l’homme prend une attitude, quelle qu’elle soit, devant l’ivraie. C’est un problème incontournable. On ne sait jamais de quel côté elle va se déplacer.

- Mais sans prendre en considération le bon grain.

- Le bon grain, il le laisse aux autres. Il prend le problème en termes pratiques.

- La science exige cette distinction nette.

- Exact. Mais il est toujours resté attentif aux pièges du savoir scientifique.

- En jetant de l’ivraie, je veux dire, de la poudre, aux yeux de ses adversaires, de ses concurrents, en un mot, des orthodoxes.

- Non. Il a été plus perspicace. Il a su faire lever cette tornade d’ivraie. Et ceux qui se sont risqués à entrer dans la polémique avaient déjà la vue troublée, et par la suite elle a été totalement bouchée. Lui-même était déjà averti et en sortait indemne. Et avec distinction.

- C’est toujours comme ça.

- Sauf exception. Mais dans ce domaine les exceptions sont rares.

- Sûr. C’est le bon grain ou l’ivraie.

- Ou rien. Mais il faut savoir voir le néant comme de l’ivraie. Avec une substance, ordonnée ou à l’état de chaos. Sans jamais abandonner l’idée en chemin.

- Oui, le mi-chemin est inaccessible. Personne n’est passé par là. Jamais.

 

14

On doit contempler la nature tout seul, jamais en compagnie. Un jour j’ai voulu montrer à une jeune fille le charme des fleurs, des plantes, des arbres - en un mot, de la Nature. Impossible: tout en elle était apprêté avec une prévoyance jamais vue aux limites d’une douloureuse précision - chaque pas, chaque battement de paupière, chaque ébauche du plus léger sourire ou du plus léger étonnement étaient diversifiés en gradations plus nombreuses que celle de l’arc-en -ciel. Et tout cela, à l’intérieur d’un système unique de séduction. Toutes mes tentatives de montrer de l’admiration, du plaisir, de la surprise ou de l’abandon, restaient suspendues, fragmentées, perdues entre deux de ses gestes ou de ses regards, sans possibilité de synchronisation. Tout en elle était des mouvements de séduction, de la pointe du soulier au cheveu le plus lâche. Qui séduisait-elle? Je n’aurais plus pu tomber amoureux de rien, même de la Nature...

Elle se séduisait elle-même, elle séduisait ses gestes, son existence. J’assistais à un soliloque et j’essayais de communiquer avec une de ces machines qui disent toujours: “Pas maintenant!”. Ce n’est pas qu’elle disait “non”, car ses paroles et ses gestes se confondaient en un mouvement obscur, sans direction visible. Comme une machine qui domine les plus simples parce qu’elle ne peut pas se débrancher, et qui en raison de son efficacité n’est pas encore en situation de tomber en panne. Et soudain je me suis rendu compte qu’il est impossible de charmer une machine, ni de la séduire même en lui montrant sa propre beauté éventuelle.

Même lorsqu’une machine à séduire n‘est rien d’autre qu’une jeune fille décente, il est difficile de lui montrer la pleine beauté d’une fleur, d’un arbuste, ou d’un petit bout de quelque chose qui n’a pas encore de nom. Parce qu’il s’ajoute toujours une présence ou une autre, un monde entier, le nôtre ou l’autre, où nous nous perdons comme objet de notre éphémère admiration pour la communication, pour l’échange, pour le plaisir d’offrir nos sensations à qui n’a de place que pour les siennes.

 

28

J’ai rencontré la mort dans un autocar de la Rodoviária National. Elle était déjà d’un certain âge, elle portait du rouge à lèvres violet, des dents fausses mais d’une couleur naturelle, une perruque blondasse, un regard tranquille, nostalgique. Elle était calme, elle n’importunait personne, elle paraissait étrangère à tout ce qui était vivant. Une veine de son cou, gracieusement saillante, révélait un rythme cardiaque tout à fait normal. Elle n’avait pas de sac à main, ni papiers ni documents, ni carte vermeil. Le contrôleur lui-même lui a souri avec la complicité la plus respectueuse, comme pour dire: “Je sais, madame est exemptée...” Elle l’a regardé comme on regarde un simple mortel sans toutefois se fâcher de cette vérité si évidente: “madame est exemptée...” Elle a éprouvé, peut-être, une légère irritation à cause des points de suspension. Elle savait, cependant, que les points de suspension, même dans les relations amoureuses les plus heureuses, sont des choses qui effraient n’importe qui. Elle a arraché un long cheveu qui lui tombait sur le visage et partageait sa vision en deux. Elle en a enroulé la moitié, a entrelacé le reste et, d’une caresse, l’a fait disparaître - la Mort en train de pratiquer l’art de l’illusion. Non, elle ne détruisait rien, ce n’était pas son genre. Finalement elle a demandé à sortir dans un champ. Le chauffeur a ouvert la portière sans répugnance. Elle est sortie à pas de ballerine, elle s’est mise à courir parmi les coquelicots comme une enfant, et, à mesure qu’elle s’éloignait, son corps se rapetissait. A un moment elle a semblé un coquelicot blond, non, un coquelicot blanc. Puis on a entendu une explosion et un arbre noir a surgi, carbonisé par la foudre. Comme elle aime les contrastes! C’est dans sa nature, et ça, c’est son seul défaut.

 

 

© Dimíter Ánguelov
© Traduction de Cécile Lombard
=============================
© E-magazine LiterNet, 07.07.2005, ¹ 7 (68)