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HEURS ET MALHEURS DES TRADUCTEURS FACE AUX DICTIONNAIRES BILINGUES

Marie Vrinat-Nikolov

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Pour le traducteur, cet interculturel incarné, il semble bien banal, pour le moins communément admis, d'affirmer que les problèmes de la traduction ne sont pas que des problèmes linguistiques, comme on l'a longtemps prêché, et que "la traduction est croisement. Croisement dans l'homme et entre les hommes. Croisement, donc, entre les cultures." (Cordonnier, 1995:10)

Est-ce vraiment si banal, si communément admis? Il est permis d'en douter lorsqu'on étudie la manière dont sont traités (inexistants serait plus juste) les écarts culturels entre le français et le bulgare, dans les dictionnaires bilingues. Or les dictionnaires bilingues sont justement le lieu par excellence où devrait se manifester l'interculturel. C'est peut-être parce que l'on oublie un peu trop souvent que le traducteur, et surtout le traducteur littéraire, ce que je suis, a pour matière non pas tant la langue que le discours. Il traduit toujours un discours particulier. La "nuance" est de taille.

Dans le processus de traduction, c'est tout un ensemble de compétences qui sont mises en œuvre, à la fois littéraires, linguistiques, culturelles, etc. Je dirai que le problème de la signification est la face émergeante de cet iceberg, la face immergée étant la culture, les représentations que l'on se fait de "nous et les autres", qui traversent le sens et divergent d'un peuple à un autre. Or ce traitement des écarts ne se retrouve généralement que très peu - sinon pas du tout - dans les dictionnaires qui semblent être élaborés par des lexicographes certes compétents et à la tâche aussi immense qu'ingrate, sans l'aide des traducteurs, dont le nécessaire travail d'acculturation, d'adoption d'une (ou de plusieurs) culture(s) autre(s) est un travail de toute une vie. Qui passe par des lectures variées et le désir de se fondre dans la culture de l'autre, sans pour autant oublier ou négliger la sienne.

Mais alors, à quoi servent les dictionnaires bilingues? Je parlerai de ma pratique, la seule qui me soit familière, pour donner ma version de ce que l'on peut appeler "du bon usage des dictionnaires".

Mais avant, je ferai un bref état des lieux des dictionnaires bilingues dont dispose le traducteur du bulgare et tenterai de délimiter ce qui me semble former des poches de résistance à la traduction de la langue-culture.

L'enjeu est important : traduire, c'est se poser par rapport à la culture de l'Autre; il est des traductions fermées, repliées frileusement sur la culture du traducteur, ethnocentriques; il en est qui, acceptant le décentrement, sont ouvertes à l'étranger, à l'altérité qu'elles révèlent, contre les monts et les marées des puristes, éditeurs et public. Et alors, pour citer Henri Meschonnic, "la traduction chantera".

 

Les dictionnaires bulgare-français : état des lieux

Un constat s'impose : l'état des lieux est très rapidement fait. A ma connaissance, le traducteur du bulgare vers le français ne dispose actuellement que de deux dictionnaires bilingues bulgare-français : le premier, chronologiquement, est le Bălgarsko-frenski rečnik / dictionnaire bulgare-français, Sofia, publié aux éditions Nauka i izkustvo ; je travaille avec la troisième édition qui date de 1983, la date de la première édition n'étant mentionnée nulle part (on m'a assuré que c'était 1964). Dans l'avant-propos, les auteurs indiquent à partir de quels ouvrages ils ont constitué leur corpus (deux dictionnaires monolingues bulgares) et annoncent leurs objectifs : "Dans le but de refléter la langue standard actuelle vivante, nous avons accordé une attention particulière au lexique social et politique, aux néologismes, au vocabulaire de la vie quotidienne, aux expressions phraséologiques et idiomatiques." Un peu plus loin, il est précisé que "le lexique de la vie quotidienne [ce que nous appelons les realia - M. V-N.] est transcrit en français et expliqué entre parenthèses." Nous verrons plus loin que cette intention est loin d'être toujours respectée. Ce dictionnaire est, de l'aveu des auteurs, destiné avant tout aux étudiants, professeurs et traducteurs bulgares, "en partie aux étrangers apprenant le bulgare" : de fait, il est pauvre en indications grammaticales (surtout aspect et temps des verbes) dont ont besoin les étudiants français. On n'y trouve aucune mention du nombre d'entrées, on sait seulement qu'il est d'un volume "moyen". Le second dictionnaire est tout à fait récent, puisqu'il a été élaboré après les changements politiques de 1989: Bălgarsko-frenski rečnik / dictionnaire bulgare-français, Sofia, Gaberoff; je dispose de la troisième édition, celle de 2000-2001 mais ne trouve nulle part indiquée la date de la première. L'avant-propos, annonçant 100 000 entrées, est quelque peu "tapageur" et veut manifestement "faire moderne". Je me permettrai d'en citer un court extrait, car, nous le verrons, la réalisation concrète des auteurs est loin d'être à la mesure de leurs ambitions et déclarations d'intentions: "Le présent dictionnaire peut être utilisé avec succès pour la traduction de textes littéraires, scientifiques et techniques du bulgare vers le français. (...). Le dictionnaire vient au bon moment pour remplir un vide qui existe depuis longtemps, si l'on tient compte des nouvelles réalités dans lesquelles nous vivons depuis dix ans. Il permettra au lecteur d'être bien dans son temps et abaissera les barrières au moins linguistiques qui le séparent de l'intégration à l'Europe et au monde." Beau programme... qui ne résiste pas, dans le dictionnaire du moins, à l'épreuve des faits. Il suffit de feuilleter cet ouvrage pour constater que les auteurs ont repris presque intégralement le premier, se contentant de l'élaguer en ôtant des termes sans doute considérés comme trop littéraires, archaïques, connotés "ancien-régime" ou inutiles pour l'apprenant moderne et l'homme d'affaires, ou, au contraire, d'ajouter des termes inexistants alors (vocabulaire des institutions européennes par exemple) ou prohibés par l'idéologie communiste. Je m'appuierai sur quelques cas criants:

1.je regarde comment est traité le mot gevrek, d'origine turque, qui fait partie de la terminologie quotidienne, bref des realia (ce qu'en bulgare on appelle bitova leksika). Il suffit de se promener trois minutes sur n'importe quel boulevard de Sofia pour savoir ce que c'est: une sorte de petit pain sans levain, du type "bretzel", mais en forme d'anneau et avec du sésame à la place du cumin. Dans le premier dictionnaire, aucune explication (contrairement à ce qui était annoncé) mais un équivalent complètement inadéquat et faux: "brioche". Indignée, je me précipite sur le second dictionnaire, espérant un meilleur "traitement de l'écart culturel": hélas, même équivalent, "brioche", même absence de quelque explication que ce soit. Du coup, piquée par la curiosité, je regarde comment est traduit le mot kozunak, dont je sais par expérience gourmande que c'est l'équivalent de notre brioche, avec des raisins secs, mangé le jour de Pâques. Et je trouve dans les deux dictionnaires: "brioche (cake) de Pâques"!

2. Le premier dictionnaire consacre une entrée au nom propre de "Kărdžali" bien utile pour quiconque traduit la littérature bulgare, terme qui appartient à l'histoire de la Bulgarie ; je cite l'article qui contient bien, cette fois-ci, une transcription et une explication entre parenthèses: "nom masc.pl. turc Kirdjalis, mpl (troupes irrégulières turques qui, aux XVIII/XIXe siècles, s'adonnaient à des actes de violence et au pillage." Qu'en est-il du second dictionnaire? Surprise: aucune entrée à ce nom!

3.Si l'on prend le mot săvet, "conseil, on peut constater un tout petit "habillage" dans le second dictionnaire qui reprend presque intégralement l'article du premier mais avec deux changements qui s'imposaient: ajout du terme relativement nouveau de "Evropejski săvet, Conseil de l'Europe ; remplacement de l'obsolète vărxoven săvet na SSSR, "soviet suprême de l'U.R.S.S." par d'autres acceptions utiles (par exemple, advokatski săvet, "conseil de l'ordre des avocats").

4.Si l'on regarde l'entrée consacrée au verbe navivam, "remonter", on peut remarquer qu'elle a été gardée dans le second dictionnaire telle qu'elle était dans le premier: on trouve ainsi, à côté de l'expression "remonter une montre", un exemple bien étonnant pour un dictionnaire qui se veut moderne: "remonter un gramophone"...

La nécessité d'assimiler, de faire sienne la culture de l'autre, travail de toute une vie, comme je le disais plus haut, est criante pour le traducteur du bulgare qui, on le voit, n'est guère aidé par la lexicographie bilingue existante. On pourrait croire que ces apories, ces vides sont comblés par les définitions données dans les dictionnaires monolingues du bulgare: là aussi, l'état des lieux révèle de graves insuffisances et de ce point de vue, on ne peut qu'envier le traducteur du français vers le bulgare qui dispose, au moins, d'outils lexicographiques monolingues français fort riches. La tâche du traducteur sera facilitée lorsque sera sorti au complet le grand dictionnaire de l'Académie bulgare, riche en entrées, en explications et en illustrations; le premier tome a paru en 1977, le dernier (la lettre "M"! c'est à dire le milieu de l'alphabet) en 1998, sous la rédaction d'une nouvelle équipe. Signalons que pour l'instant, il propose environ 70 000 entrées. L'intérêt, c'est qu'il rassemblera alors une information que l'on doit en attendant chercher dans plusieurs dictionnaires à la fois: ceux que j'ai mentionnés mais aussi et surtout (vu le grand nombre de mots d'origine turque, grecque, française, allemande etc. passés dans la langue), le dictionnaires des mots archaïques ou dialectaux de la littérature, les différents dictionnaires des mots étrangers en bulgare ainsi que ceux des expressions figées.

Il semblerait que le choix restreint des dictionnaires bilingues ainsi que leur caractère vieilli ne soit pas l'apanage de la lexicographie bulgare ; dans leur introduction à un ouvrage récent, Henri Béjoint et Philippe Thoiron constatent que "deux types de dictionnaires importants ont été relativement délaissés dans ces recherches: les dictionnaires de langue de spécialité et les dictionnaires bilingues (...). Dans ces deux domaines, les dictionnaires publiés jusqu'à une date récente, et dans une certaine mesure encore actuellement, ne sont guère différents, du point de vue méthodologique, de ceux qui étaient publiés il y a cinquante ans. Cela est d'autant plus surprenant que les dictionnaires terminologiques et les dictionnaires bilingues sont sans doute les deux types dont la production est la plus importante. Tout se passe - se passait - comme si ces ouvrages étaient vus comme des outils, indispensables certes, mais pas plus dignes d'une réflexion méthodologique qu'un tournevis ou qu'un tire-bouchon." (Béjoint et Thoiron, 1996:5)

 

Les dictionnaires à l'épreuve de la culture

Mais d'abord de quelle culture parle-t-on? Vaste débat qui intéresse tout un ensemble de sciences, de la philosophie à la littérature, en passant par la psychologie, l'anthropologie, la sociologie etc. (en Bulgarie, il existe même une "culturologie"). S'il est important pour le traducteur d'avoir cette problématique en tête dans sa complexité, il est non moins important d'adopter parallèlement une démarche plus "pragmatique" permettant de cerner ce qui, dans la traduction, ne pose pas de difficultés insurmontables et ce qui, au contraire, forme ces poches de résistance que j'ai évoquées plus haut. Dans cette perspective pratique, il me semble que les travaux et réflexions de Robert Galisson, élaborés pour l'enseignement du français langue étrangère, peuvent être d'une grande utilité dans la réflexion sur la traduction. Dans son ouvrage De la langue à la culture par les mots, il montre qu'il convient de réhabiliter le lexique très longtemps négligé dans l'enseignement : "Cet ouvrage nourrit donc le double dessein: 1. De réhabiliter le vocabulaire dans l'enseignement / apprentissage des langues... et des cultures, (...) d'intégrer langue et culture dans un même enseignement / apprentissage, c'est à dire de célébrer une union souvent annoncée mais toujours retardée. Et ce, grâce au vocabulaire, justement apte à jouer le rôle de passerelle entre la langue, toute pavée de mots, et la culture (en particulier la culture comportementale commune), omniprésente dans les mots (cf. la charge culturelle partagée)."(Galisson, 1991:3). De fait, le concept de "charge culturelle partagée" (la "CCP", selon l'abréviation de son auteur!) me paraît d'une grande valeur opératoire dans la traduction. C'est aussi ce que d'autre chercheurs nomment "représentations", concept qui dépasse largement celui de "connotation".

Si l'on y réfléchit, ce n'est pas la "culture savante" (littérature, histoire, beaux-arts, musique, etc.) propre à un peuple ou à un ensemble de peuples, voire au monde, qui pose problème : on la trouve consignée dans les livres spécialisés, les encyclopédies, voire les dictionnaires encyclopédiques. Je prendrai un exemple concret: je traduis en ce moment la trilogie écrite par une écrivaine bulgaro-arménienne; c'est à la fois une saga et un roman historique qui évoque la vie d'une famille aisée arménienne et des personnages qu'elle côtoie sur le fond des événements dramatiques qui ont secoué non seulement l'empire ottoman (devenu la Turquie entre temps) mais aussi la péninsule balkanique, de la fin du siècle dernier au début du XXe, le livre se terminant sur le génocide de 1915. On y trouve bien entendu un grand nombre de références à la fois historiques et géographiques (qui m'incitent d'ailleurs à multiplier les fameuses "notes du traducteur" car, dans ce domaine, le lecteur français ne sait pas tout ce que sait le lecteur bulgare... mais c'est un autre débat) que je dois rechercher souvent longtemps mais avec la certitude de les trouver soit dans le Grand Robert, soit dans l'Encyclopédie universalis, soit dans des ouvrages spécialisés sur l'histoire de l'empire ottoman, de la Turquie et de l'Arménie.

En revanche, et l'ouvrage de R. Galisson en témoigne parfaitement, on trouve rarement dans les dictionnaires les traces de cette "charge culturelle partagée", ou "culture comportementale commune", si fortement ancrée dans la réalité quotidienne, mentale et comportementale d'une communauté, à la fois facteur et produit privilégiés de l'identité collective, si mouvante car, à l'instar d'une langue, elle évolue sans cesse, si difficile à appréhender car elle est elle-même variable selon l'âge, l'origine socioculturelle, géographique des locuteurs.

Concrètement, dans ma pratique de traductrice littéraire, je délimiterais volontiers, à titre d'exemple car il ne s'agit pas d'une réelle typologie, trois grands ensembles qui me semblent appartenir à la "CCP" et qui sont particulièrement mal traités dans la lexicographie, tant bilingue que monolingue: celui des realia, notamment ceux qui sont liés à l'époque ottomane et à son héritage culturel; celui de l'expressivité (usage des diminutifs, des particules expressives, des turcismes ; enfin les phraséologismes (ces expressions figées sont-elles partagées par une seule personne? Un groupe social? Un peuple?)

"Realia"

Plusieurs exemples permettent de constater le grand vide régnant dans les dictionnaires bilingues lorsqu'on dépasse la signification propre (ou figurée d'ailleurs) et qu'on entre dans la culture partagée. En ce qui concerne le comportement quotidien, il suffit de passer deux jours en Bulgarie pour comprendre qu'un enfant s'adressant à un adulte de l'âge, grosso modo, de ses parents, l'appelle "čičo" si c'est un homme, "lelja" si c'est une femme. Que trouve-t-on à ces entrées dans les dictionnaires bulgare-français? Dans un bel ensemble, les deux dictionnaires bilingues proposent "oncle". Et c'est tout. C'est faire l'impasse sur deux niveaux culturels: premièrement, le système des termes de parenté particulièrement complexe en Bulgarie jusqu'au début du siècle, surtout à la campagne et dans certaines régions, dans un système de vie collective et patriarcale centrée sur la "zadrouga"; alors qu'en français, nous n'avons qu'un terme générique pour désigner l'oncle, on peut trouver en bulgare plusieurs termes, selon que l'oncle est le frère du père, le frère de la mère, le mari de la tante paternelle, ce lui de la tante maternelle; à l'intérieur de ce micro-système, "čičo" est le frère du père. Deuxièmement, c'est un terme codifié, obligatoire lorsqu'un enfant s'adresse à un homme adulte (qui n'est pas en âge d'être son grand-père, sinon, c'est le terme de djado, "grand-père", qui est utilisé). Toutes ces remarques sont valables également pour lelja, "tante paternelle", et pour baba, grand-mère. Lorsque je traduis, je n'ai pas de solution toute faite, universellement valable pour tous les textes. Je juge au coup par coup, selon l'environnement culturel et géographique dans lesquels ils sont ancrés, s'il vaut mieux ne pas traduire du tout (au prix d'un déchirement car j'ai bien conscience de trahir mon principe de ne pas "escamoter" l'Autre, l'étranger, de le révéler autant que faire se peut) ou trouver des termes possibles ("père X", "m'sieur X", etc.). Ce type d'adresse existant dans d'autres langues, avec des variantes bien entendu, par exemple en hongrois (néni, bàcsi), il serait intéressant de confronter les expériences et les solutions trouvées entre traducteurs et lexicographes.

Il est particulièrement difficile de trouver des solutions satisfaisantes lorsqu'on doit traduire des termes ayant trait au monde ottoman et au substrat culturel qu'il a laissé en Bulgarie. Là encore, le traducteur ne peut guère compter sur l'aide des dictionnaires. Je me suis trouvée singulièrement confrontée à ce problème lorsque j'ai traduit Les Légendes des Balkans de l'écrivain Jordan Jovkov (j'ai d'ailleurs eu l'occasion d'en parler plus en détail lors d'un colloque). Ces récits ont pour cadre temporel une époque mal définie dans le texte mais que l'on peut situer fin XVIIIe - début XIXe siècle; c'est le moment où la Bulgarie, encore sous la domination ottomane depuis 1396 (et jusqu'à la guerre russo-turque de 1877-78) est le siège de rébellions et où des jeunes gens, se réfugiant dans la montagne, prennent "le maquis" et s'organisent en compagnies qui sèment le trouble. Le Balkan, d'ailleurs, fait partie de ces termes à charge culturelle partagée forte par son caractère quasi mythique, évocateur des luttes de libération nationale de l'époque (en bulgare, l'expression "prendre le maquis" a pour équivalent, justement, "prendre le Balkan"). Cette charge culturelle n'apparaît dans aucun dictionnaire.

L'héroïne du récit "Chibil" est décrite sous la forme d'un "blason" comportant un certain nombre de clichés bulgares de l'époque : détails indiquant la couleur (où dominent le rouge, couleur fortement connotée en Bulgarie, notamment synonyme de santé et de force, ainsi que le bleu, ce que ne m'indiquent nullement les dictionnaires) la matière (satin, fils d'or), les vêtements eux-mêmes comme elek, absent lui aussi des dictionnaires et dont je sais, pour en avoir vu dans les musées ethnographiques, qu'il s'agit d'un gilet sans manches (je choisis de le traduire tout simplement par "gilet" ou "veste" sans préciser "sans manches" qui alourdirait les choses; bien entendu, "boléro" est inacceptable, car trop méditerranéen!) Et lorsqu'il est question des rangs de pièces d'or que la jeune fille porte à son cou, des pièces caractéristiques de l'Empire ottoman (mahmoudia, roubé inexistants dans les dictionnaires bilingues), elles connotent trop la richesse de la jeune fille et sont signifiées par trop de termes différents pour que je puisse me contenter d'une expression générique du type "pièces d'or". Je les ai remplacées par d'autres pièces, également ottomanes, qui ne sont guère connues sinon par des spécialistes, mais que le lecteur curieux pourra trouver dans de grands dictionnaires de langue française ("aspres" et "paras").

Expression de la subjectivité du locuteur

Les moyens dont disposent les langues pour rendre l'expressivité du locuteur, sa subjectivité, sont très variés et ne se recoupent pas forcément. En bulgare, on use abondamment les diminutifs dans bien des contextes où ils n'ont pas lieu d'être en français. Ainsi, il est extrêmement fréquent, lorsqu'on fait ses courses, d'entendre l'énoncé suivant : Njamate li edno levče? Ce qui se traduit, littéralement par: "N'avez-vous pas un petit lev?" On imagine moins un commerçant français demander à son client s'il n'aurait pas "un petit franc". Inutile de préciser que les dictionnaires bilingues sont singulièrement muets sur ce chapitre comme sur tant d'autres! Au traducteur de se débrouiller selon les cas.

Il est aussi une catégorie grammaticale inexistante en français mais qui offre un paradigme très riche et très utilisé en bulgare (proche de celui de l'allemand ou du russe): les particules expressives auxquelles j'ai consacré ma thèse de nouveau doctorat. Si l'on cherche à s'aider du dictionnaire, on trouvera des transpositions figées qui ne correspondent qu'assez rarement à l'usage du français en pareille situation. Or, leur particularité sémantique est qu'elles sont dénuées d'un sens dénotatif propre, qu'elles n'acquièrent de signification qu'au sein d'un énoncé concret.

Ainsi, pour la particule de, on trouve les effets de sens suivants dans les dictionnaires bilingues: "donc", "voyons". Si l'on peut effectivement la traduire de cette manière dans certains énoncés, en aucun cas ces traductions ne sauraient épuiser toutes les significations prises par cet expressif dans un contexte particulier, notamment dans le cas du renforcement de la concession ou de l'accord du locuteur; prenons, par exemple, l'énoncé suivant: Dobre de, idvam. Il est impossible de le traduire par * "Bon, voyons, je viens", ni par * "Bon, donc, je viens". Dans cette situation de sollicitation à laquelle on répond avec impatience, de mauvais gré, ou avec une pointe d'agacement, un locuteur français dirait plutôt: "Bon, d'accord, je viens." Ou "Oui, bon, je viens."

Quant aux turcismes, une partie d'entre eux, ceux qui m'intéressent, ont, pour la plupart, un quasi-synonyme en bulgare ; or, ils sont chargés d'une valeur expressive, d'une charge culturelle partagée que n'ont pas ces "équivalents" bulgares. Il est intéressant de noter que souvent aussi, leur signification en bulgare n'est pas celle qu'ils ont en turc. La confrontation avec le dictionnaire turc-français m'en persuade chaque jour. Les dictionnaires bilingues bulgare-français renseignent sur leur sens, mais n'indiquent pas cette charge affective qui conditionne leur emploi. Ainsi, merak est glosé par "aspiration", "envie", c'est le quasi-synonyme de mots bien slaves comme "kopnež", "stremež" ; mais alors que l'on trouvera ces deux derniers termes dans la poésie, le premier est caractéristique de la langue parlée, familière. Il en va de même pour kef, quasi-synonyme de udovolstie, "plaisir". Mais ces deux termes n'éveillent pas du tout les mêmes sensations et images, la même représentation! On pourrait multiplier les exemples à l'envie.

Expressions figées

Il n'est pas dans mon propos d'entrer dans le domaine vaste des "phraséologismes", dont on trouve un grand nombre dans les dictionnaires bulgare-français. Je me contenterai ici de déplorer l'absence d'indications sur le registre auquel ils appartiennent : si je ne le sais pas, si je ne m'informe pas auprès de natifs, à lire les dictionnaires je ne puis déterminer si telle ou telle expression figée est de l'ordre de l'idiolecte (représentation d'une seule personne, l'écrivain que je traduis), de la langue (représentation d'un peuple dans son intégralité) ou du parler de certains groupes socioculturels. Or l'enjeu est important pour le traducteur qui fera des choix différents à chaque fois.

Du bon usage des dictionnaires bilingues

Pour conclure cet article qui a tout l'air de faire le procès des dictionnaires bilingues bulgare-français, j'aimerais néanmoins reconnaître que oui, il m'arrive (et souvent !) de consulter le dictionnaire bilingue. Mais dans un cas très précis: lorsque je connais parfaitement le mot bulgare, pour l'avoir utilisé ou rencontré tant de fois; mais voilà, j'ai beau le sentir, le voir, le palper... son "équivalent" français m'échappe, tant je me laisse fasciner par le texte, sa musique, sa langue. Dans ce cas, il m'arrive de procéder par synonymie: c'est un quasi-synonyme qui me vient à l'esprit et de proche en proche, grâce au dictionnaires des synonymes français, je retrouve LE mot que j'avais sur le bout de la langue. Ou bien, pour aller plus vite, comme je sais ce que je cherche, j'ai recours au dictionnaire bilingue, m'exclamant (pas toujours hélas!): "Ah oui, c'est ça!" Mais il arrive que mes recherches demeurent infructueuses et il faut alors "laisser le temps au temps", permettre au cerveau de faire son travail sans y paraître: un beau jour, LE mot jaillit de lui-même et l'on s'empresse de le consigner quelque part, dans l'espoir de ne plus jamais l'oublier. Oublier les mots : est-il plus grande tristesse, plus grande fatalité pour un traducteur? La littérature hongroise nous enseigne qu'il est des traducteurs cleptomanes (Kosztolànyi, 1994), la littérature française qu'il est des indolents, peu pressés (Orsenna, 1997)... mais des traducteurs amnésiques, non!

Cet usage paradoxal du dictionnaire bilingue a d'ailleurs été énoncé par Robert Galisson (Galisson, 1991:25): "Les seules réserves que l'on est encore en droit de formuler à l'encontre du [dictionnaire] bilingue sont d'ordre structurel. Il est ainsi conçu que les risques d'erreur dans le choix de l'équivalent sont considérables, surtout pour les débutants, qui en sont les utilisateurs les plus gourmands et aussi les plus maladroits en général."

Pour terminer sur les écarts culturels, je voudrais insister sur l'idée qu'un dictionnaire bilingue élaboré non seulement par des lexicographes mais aussi une équipe de traducteurs (surtout ceux que l'on néglige souvent : les traducteurs littéraires) et d'enseignants-chercheurs (notamment en français langue étrangère où la réflexion me semble bien plus en avance en France que dans les langues étrangères) prendrait, je crois, plus en compte la culture, ou plus exactement les cultures, celle que l'on traduit et celle qui accueille. Car on n'en prend pleinement conscience que lorsqu'on est constamment en position d'interculturel et si l'on a soi-même vécu "l'épreuve de l'étranger". Les pistes de réflexion et de réalisation pratique proposées par Robert Galisson pour l'élaboration d'un dictionnaire incluant la charge culturelle partagée mériteraient d'être reprises et continuées dans la lexicographie bilingue.

Et m'appuyant sur Antoine Berman, plutôt que "d'écarts culturels" je parlerais de "mise en rapport des cultures", la première formulation me paraissant appartenir à une époque que les traducteurs aimeraient révolue, celle des traductions ethnocentriques à la française ("les belles infidèles"), repliées sur leur propre culture, alors que "L'essence de la traduction est d'être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport ou elle n'est rien." (Berman, 1984:16)

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Béjoint Henri et Thoiron Philippe (1996): Les Dictionnaires bilingues, Louvain-la-neuve, Duculot.

Berman Antoine (1984): L'Epreuve de l'étranger, Paris, Gallimard, Tel.

Cordonnier Jean-Louis (1995): Traduction et culture, Paris, Didier/Hatier.

Galisson Robert (1991): De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE international.

Kosztolànyi Dezső (1994): Le traducteur cleptomane, traduit du hongrois par Adŕm Péter et Maurice Regnault, Paris, Viviane Hamy.

Meschonnic Henri (1999): Poétique du traduire, Paris, Verdier.

Orsenna Eric (1997): Deux étés, Paris, Fayard.

Szende Thomas et alii (2000): Dictionnaires bilingues, méthodes et contenus, Paris, Honoré Champion.

Vrinat Marie (1988): "L'expressivité en bulgare: quelques procédés lexicaux et grammaticaux", Revue des Etudes slaves, Paris, LX/2, p. 405-420.

Vrinat-Nikolov Marie (1999): "Les particules expressives du bulgare "mode d'emploi", Mélanges De linguistique, sémiotique et narratologie dédiés à la mémoire de Krassimir Mantchev, Sofia, Colibri, p. 250-283.

Vrinat-Nikolov Marie (2000): "Découvrir Yovkov en français, l'impossible pari ? Réflexions sur la traduction de textes littéraires d'ailleurs et d'un autre temps, Interférences historiques, culturelles et littéraires, entre la France et les pays d'Europe centrale et orientale (XIXe et XXe siècles), Sofia, éditions académiques Marin Drinov.

Dictionnaires bilingues bulgaro-français:

Bălgarsko-frenski rečnik, Dictionnaire bulgare-français (1983 - 3e édition), Sofia, Nauka i izkoustvo.

Bălgarsko-frenski rečnik, Dictionnaire bulgare-français (2000/2001 - 3e édition), Veliko-Tărnovo, Gaberoff.

 

 

© Marie Vrinat-Nikolov
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© E-magazine LiterNet, 06.07.2002, 7 (32)

Other publications:
A paraître dans les actes du colloque «Le traitement des écarts culturels dans les dictionnaires bilingue»,  3es journées de lexicographie bilingue, Paris, INALCO, 12/12 octobre 2000.